Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Qu’entendre d’une demande d’orientation professionnelle ?

Marie JAULIN

La vignette clinique que je souhaite vous présenter aujourd’hui présente mon travail de psychologue dans un centre de formation en insertion professionnelle. Encore peu banal comme travail…

Derrière l’échec scolaire, le choix professionnel, le culturel, que peut entendre le psychologue de la singularité du sujet ?

A l’Ecole de la Deuxième Chance (E2C) de Rosny-sous-Bois, je rencontre des jeunes de 18 à 25 ans. Selon les principes de l’école, ont le droit de s’inscrire, exclusivement des jeunes ayant connu un échec scolaire et étant sans diplôme.

Ces jeunes, appelés stagiaires, se regroupent derrière des mêmes signifiants assignés souvent pendant leurs parcours scolaires et auxquels, selon leur structure, ils ont pu s’identifier. Ils sont ainsi décrits comme en échec, difficiles, perturbateurs, provocateurs, paresseux, incapables, indécis, pas motivés mais aussi déficients, dyslexiques, illettrés, caractériels… Habitants les quartiers de la Seine St Denis ils sont souvent vus comme délinquants, dangereux, irresponsables

Ainsi, ces publics ne viennent pas toujours ou uniquement avec la volonté de s’insérer professionnellement. Ils viennent avec la volonté de « s’en sortir ». « Le jeune » en s’insérant est en passe de devenir « un adulte ». Ce passage à l’âge adulte se traduit aujourd’hui le plus concrètement en termes d’indépendance économique, de potentialité créative et d’apprentissage qui permettent de s’adapter, de s’insérer dans un groupe social. En tant qu’adulte on attend qu’il se connaisse, qu’il ait sa propre façon de nouer des relations avec autrui et qu’il soit capable de tolérer l’incertitude et l’ambivalence. Prendre sa place d’adulte, c’est donc se séparer des objets d’amour infantiles (les parents), ce qui implique en retour une difficulté narcissique. Soit l’amour pour les parents persiste et le sujet se sent alors coupable de ses désirs incestueux infantiles soit l’amour pour ses parents s’étiole et se traduit par la désidéalisation parentale (ce qui reste le plus fréquent).

C’est dans ce cadre que j’ai suivi pendant une dizaine de mois, lorsqu’elle n’était pas en stage, Karima.

Karima est jeune fille franco-tunisienne d’une vingtaine d’années qui apparaît réservée avec l’équipe de formateurs mais parfois arrogante avec ses pairs. Elle est venue avec cette demande à l’E2C : « j’aimerais entrer à l’E2C parce que j’ai le projet de devenir secrétaire médicale. Je me dis surtout que cela pourrait m’aider à me remettre à niveau, aussi à faire des stages pour faciliter mon entrée en formation qualifiante. J’aimerais aussi être sûre de mon choix de projet professionnel car pour moi c’est très important de se sentir bien dans ce que l’on fait. »

En arrivant à l’école, elle évoque rapidement à l’équipe, une préférence pour un autre métier non admis par sa famille. Elle n’en dira pas plus, c’est avec la psychologue qu’elle a choisie de parler davantage de son hésitation, soit dans le seul lieu qui ne pouvait répondre dans la réalité et soumis au secret professionnel. Je lui ai donc proposé d’en parler.

Karima me parle donc des raisons pour lesquelles elle est à l’école, de ses choix d’orientation professionnelle et de son hésitation. Son souhait est alors de devenir coiffeuse mais face à l’interdiction de ses parents quant à cette profession, on lui a conseillé, après un premier Parcours d’Orientation Professionnelle, de faire une formation de secrétaire médicale. Ceci aurait pu s’arrêter là dans ses choix, mais elle est venue à l’école pour s’y préparer… enfin à dire vrai, elle hésite encore…

Elle ne sait pas pourquoi elle a pensé à la coiffure, mais pour ses parents, c’est une profession décadente : « en Tunisie elles ont la réputation de parler de sexe, elles sont vues comme des prostituées. » Une amie de sa mère a bien tenté de leur parler mais rien n’y a changé. Elle cherche encore du soutien auprès du père d’une de ses amis, mais habitant la Tunisie, ceci ne pourra se faire que lors de leur prochain voyage au pays… qui n’est pas tout de suite.

Karima ne s’imagine pas faire autrement que ce que disent ses parents. Elle a très peur d’être reniée par sa famille, renvoyée en Tunisie et que la maladie de sa mère ne s’aggrave si elle lui crée des soucis, sa mère lui répétant « ne me rends pas plus malade ». Celle-ci l’est depuis plus de dix ans c’est-à-dire depuis l’enfance de Karima. Accident de voiture, cancer, la moitié de son corps est aujourd’hui paralysée sans que Karima ne sache pourquoi.

Karima va alors se plaindre des interdits parentaux qu’elle vit et du peu de liberté qu’elle subit depuis son retour en France il y a deux ans. Elle doit aussi se défendre d’un frère ainé qui la somme de porter le voile, ce qu’elle refuse et qui la menace de la frapper après l’avoir déjà fait une fois.

Tout a commencé à ses 15 ans, lorsqu’elle a rencontré un garçon d’une autre cité, avec qui elle flirtait loin des regards de ses parents et de son frère ainé. Vue par quelques copains de son frère, ce dernier est rapidement au courant et entre dans une telle colère qu’il pousse ses parents à l’envoyer en Tunisie. Elle explique ce châtiment par les coutumes et l’éducation qu’elle a reçues. Les sociétés arabo-musulmanes sont en effet organisées selon une stricte filiation au père. Cette filiation est inscrite dans un système d’honneur. Une femme ne peut être donnée en mariage qu’à un homme de statut égal ou supérieur au sien. L’honneur suppose la noblesse de l’origine mais aussi la défense de certaines valeurs. Il vise à maintenir la pureté du groupe, celle du sang ce qui implique le contrôle de la sexualité féminine. Le déshonneur réside ici dans la conception d’un enfant illégitime avec un homme autre que l’époux.

Elle part alors près de deux ans chez une tante qui n’a que des fils et qui est très sévère. Au bout de deux ans, pour rentrer en France, elle prétexte le peu d’avenir en Tunisie pour les jeunes et l’envie d’être auprès de ses parents. Manquant terriblement à sa mère, cette dernière accepte qu’elle rentre.

A partir du moment où elle rentre en France, Karima n’a pas le droit de sortir de chez elle seule, à part pour aller à l’école. Ses sorties se font toujours la journée, accompagnée d’une femme, soit sa mère (qui semble ne rien pouvoir faire sans elle) soit d’une amie. Chez elle, elle s’occupe de l’intendance de la maison et dès qu’elle peut s’enferme dans sa chambre pour éviter son frère et avoir un moment à elle. Cet enfermement imaginaire dans un espace finalement maternel est vécu comme sécurisant habituellement dans les quartiers. Les filles reproduisent les représentations des rôles de la femme sous la forme maternelle : elles accompagnement les petits, participent voire font les tâches de la vie quotidienne du foyer… (ces identifications semblent les mettre à l’abri des insultes et de la dangerosité de la cité) Mais Karima ne semble pas, comme d’autres, s’identifier uniquement à ces rôles. Elle a un espace qui lui permet de sortir du familier tout en restant chez elle, elle passe des heures sur internet et au téléphone avec quelques amies et surtout avec son petit ami.

Cette relation avec un Algérien, cachée auprès de tous sauf de son père, est certainement encore, un moyen de transgresser les interdits.

Karima va se centrer, au cours de nos entretiens, sur cette relation amoureuse qui s’avère rapidement la faire souffrir autant qu’elle la fait vivre. Elle décrit une véritable passion amoureuse passant de moment d’amour partagé au téléphone, d’entrevues et de rencontres intimes cachées. Elle attend tous les soirs ses appels et reste des heures au téléphone avec lui, se répétant qu’ils se marieront, qu’ils s’aimeront toute leur vie. Mais ces moments de total partage, sont régulièrement rompus par des évènements qui la font souffrir. Infidélité, rupture, il se montre très jaloux et insultant. S’il aimerait qu’elle soit plus souvent libre de venir le voir, il semble en même temps tirer un bénéfice du fait qu’elle n’est pas le droit de sortir. Suite à une dispute, il lui est arrivé d’appeler chez elle pour dire à son père « qu’elle lui parlait mal ». Depuis, elle essaye de se contrôler car elle redoute qu’il appelle de nouveau et tombe sur son frère.

Mais elle dit s’évader auprès de lui le soir par téléphone. C’est elle d’ailleurs qui lui paie son portable qui lui permet à elle de l’appeler et de supporter le contrôle parental. Mais Karima est très inquiète car il doit partir au bled deux mois pendant les vacances d’été. Elle a très peur qu’il rencontre des filles et sait qu’elle aura peu de nouvelles. Elle se demande comment elle va vivre sans l’avoir au téléphone chaque jour. Déjà obnubilée par lui cela devient une véritable obsession à son départ.

Son projet professionnel n’avance pas, cela fait quelques mois qu’elle a du mal à s’investir dans les ateliers de mise à niveau et elle s’en rend compte, elle me demande de l’aide.

Par le transfert qui se noue avec moi, en témoigne le secret qui lui a permis d’avoir confiance en son petit ami (au sujet d’un viol qu’elle a subi en Tunisie, véritable raison de son envie de rentrer en France), elle commence à chercher à comprendre ces relations dont elle souffre.

Le besoin qu’elle a de parler avec son ami se déplace sur nos rencontres : elle a un empressement à me voir et me demande des entretiens en dehors des rendez-vous déjà pris. En lui pointant du doigt son « besoin » elle évoque son sentiment de soumission qu’elle explique par le peu de confiance qu’elle a en elle-même. En parlant de l’emprise qu’elle permet à cet homme d’avoir sur elle, elle associe sur le contrôle de sa mère et de son frère. Cela prend du sens pour elle et l’interroge : elle cherche à fuir une famille qui lui laisse peu de libertés et un frère qui l’insulte pour aimer un garçon qui fait de même.

Le comportement de son frère, elle ne le comprend pas, lui qui était si proche d’elle jusqu’ à ses 12 ans. Ce changement de comportement est certainement à voir comme un comportement culturel, le grand frère devant protéger sa petite sœur.

En ce qui concerne sa mère, Karima éprouve une difficulté à se séparer d’elle. Dépressive au regard de ce qu’elle énonce, elle l’oblige depuis enfant, à rester dans une relation de proximité et de soutien. Cette mère, omniprésente dans ses activités, lui demande aussi « des câlins » Je me suis demandée si le fait d’être en échec scolaire et d’hésiter dans ses projets n’étaient pas un moyen de répondre au désir de sa mère et de rester auprès d’elle. Elle se situe par ailleurs dans un conflit de loyauté : sa mère ne l’a-t-elle pas fait revenir de Tunisie pour être auprès d’elle ?

Face à son frère et à sa mère, son père apparaît comme bienveillant avec elle, comme celui qui la comprend le mieux. Père à la retraite, il n’a pas le moral en raison de difficultés financières. Mais symboliquement, même si c’est son frère qui semble porter la loi, il apparaît jouer le rôle de régulation de la jouissance de la mère en s’interposant entre elle d’eux, en prenant la défense de sa fille et en lui permettant d’avoir un petit-ami. Mais au cours des entretiens, et certainement par les rencontres que Karima fait avec d’autres jeunes émancipés, partis de chez eux, ses images parentales changent et ont moins de pouvoir, d’emprise sur elle…

Ainsi, de la mère fragile, malade et aimante qui a besoin d’aide et qu’elle ne peut laisser, elle dit un jour : « En fait ma mère, elle se laisse aller et ne fait rien pour aller mieux. Si elle veut tomber plus malade quand je pars, elle tombera. C’est comme ça. »

A l’adolescence, le sujet en utilisant l’opération du Nom-du-père, doit constituer la Mère comme objet psychique tripartie composé de : la Mère symbolique qui interdit le maintien de la jouissance archaïque ; la mère imaginaire qui est représentée par la bonne mère ; la Mère réelle soit la femme dans la mère, celle qui était ignorée de l’infantile. Un des enjeux est de voir en effet la femme dans la mère.

De la même manière que le transfert lui permet d’envisager différemment sa mère, elle va pouvoir vivre différemment sa relation amoureuse et passionnelle et décider de l’arrêter. Après les vacances, Karima est convaincue qu’elle est trompée et a pris conscience que depuis le premier mois, il l’insulte. Elle et se dit avoir été comme manipulée. Elle décide de mettre fin à la relation et surprise, elle trouve cela plus facile que ce qu’elle aurait cru.

Je trouve qu’ici, cela illustre bien que le temps adolescent est le temps où le sujet se rend compte qu’il ne trouvera jamais dans la réalité l’objet adéquat à une satisfaction totale. Il n’existe pas d’objet qui viendrait combler le manque à être, pas d’objet qui procurerait la jouissance pleine. La promesse du « quand je serai grand » est un leurre, il n’y a pas de complétude possible  (JJ Rassial) et le sujet adolescent se trouve en prise avec le signifiant du manque dans l’Autre. L’obtention du phallus à son compte s’avère impossible car il est pur signifiant. Cette opération de castration symbolique est le propre de l’adolescence. Elle est donc perte de l’objet que cherchait jusque-là l’enfant et qu’il croyait possible d’obtenir. Ici Karima semble mettre en acte ce fantasme impossible de la complétude de l’objet sous la forme de la complémentarité des sexes dans la fusion de la passion amoureuse. Cette complétude avec l’objet, cette croyance en une relation conjugale faite de complétude, est une forme de voilement de cet impossible (Lesourd), une défense. Il est à noter comme le souligne Lesourd que : « ce leurre imaginaire de l’amour est structurant puisqu’il permet de rencontrer l’Autre sexe sans être confronté à l’angoisse que cela peut provoquer. C’est dans cette rencontre que tout adolescent s’introduit à son positionnement d’adulte dans sa sexuation inconsciente et son rapport aux autres. »

Au sein du centre de formation, Karima semble plus libre de s’investir dans son projet et ses apprentissages. Elle se sent moins timide, et devient à l’aise dans ses rapports avec les formateurs. Elle apparaît davantage comme un leader dans le groupe des stagiaires en osant s’affirmer, prendre la parole. Après une altercation avec un autre stagiaire, elle se montre capable de voir cet évènement comme un acte et non un agir comme elle l’aurait fait auparavant. Elle peut mettre des mots et expliquer que les gestes et les paroles de ce stagiaire la renvoyait à son vécu de « soumission » et « d’humiliation » du à son frère et à son ex petit-ami.

Karima a donc pu enfin se concentrer sur son projet qui a changé sur les conseils de l’équipe, en assistante dentaire. La coiffure lui semble loin à présent et l’idée d’abandonner ce projet ne la fait plus souffrir.

En ce qui concerne sa famille, ses parents veulent partir en Tunisie l’été suivant. Elle sait à présent qu’elle préfère rester et se sent capable de l’assumer. Comme le disait F. Dolto, un jeune individu sort de l’adolescence lorsque l’angoisse de ses parents ne produit plus sur lui aucun effet inhibiteur (…) « les parents sont comme ils sont, je ne les changerai pas. Ils me prennent pas comme je suis, tant pis pour eux, je les plaque. »

Sur le plan amoureux, Karima continue à parler de ses rencontres. Entre autre, elle parle avec humour teinté d’inquiétude d’un garçon qui lui plait beaucoup mais qui est aussi très jaloux. Elle est inquiète car avant de la laisser attendre peu de temps en voiture, il l’a enfermé à l’intérieur en lui disant de ne toucher à rien et qu’il verrait ce qu’elle ferait par des caméras ! Il lui a aussi fait peur en lui disant qu’il pouvait entendre toutes ses communications téléphoniques par l’intermédiaire d’un ami chez qui travaillait chez son opérateur de téléphone. Elle me demande ce que j’en pense…Je reformule son histoire et là elle se met à rire, à rire en se demandant comment cela se fait-il qu’elle rencontre toujours le même type d’hommes ? Comment allait-elle faire quand elle ne me verrait plus ? Face ici à la division du sujet quand elle se met à rire face à la répétition de ses choix amoureux, je lui propose de lui faire rencontrer un psychologue à l’extérieur de l’école.

Derrière l’échec scolaire et l’hésitation, derrière le signifiant « coiffure » (coi-faire ?) et ce qu’il peut représenter culturellement, la rencontre avec un psychologue a permis de découvrir la singularité du sujet.

Karima était donc dans un passage à l’âge adulte, écartelée entre deux cultures, elle a pu prendre position face à ses parents et à leurs valeurs ce qui lui a permis d’abandonner son projet de coiffure, pour un projet moins entaché de revendication. Mais finalement cet intérêt professionnel qui la renvoie dans le discours parental à la prostitution, révèle-t-il bien ses questions sur la séduction ? Qui voulait-elle embellir finalement ? sa mère ? Sa question ne serait-elle pas de savoir comment celle-ci désire et comment est-elle désirable ?

Karima touche du doigt différentes questions qu’elle pourra rependre dans un autre lieu…

Pour finir, je citerai J.J Rassial qui me semble bien conclure sur cette situation clinique : « Dans l’enfance, le sujet se situe par rapport aux objets pulsionnels qui lui sont proposés, quitte à venir occuper la place d’être lui-même symptôme pour l’Autre, précisément pour la mère (…) A l’adolescence, le sujet s’approprie le symptôme comme symptôme sexuel et, en même temps, constitue les autres, à la fois semblables et appartenant à l’Autre sexe. »