Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Victime d’un jour, Sujet toujours

Anne-Sophie CHERON

1- Introduction

Le contrat

J’exerce actuellement en tant que psychologue expert dans l’Unité d’Accueil pour Mineurs Victimes (dit UAMV) d’une Unité Médico-Judiciaire d’Ile de France. Cette UAMV comporte une équipe d’une dizaine de psychologues experts, le même nombre de médecins légistes et travaille en articulation avec l’équipe de l’UMJ (aide soignantes, infirmières, psychologues,..). L’UAMV a pour vocation le recueil de la parole de l’enfant dans une même unité de temps et de lieu. On y pratique donc dans un même espace-temps 3 choses : 1) l’audition de la victime par les officiers de police judiciaire à laquelle l’expert psychologue assiste derrière la glace sans tain 2) l’examen médical par le médecin légiste et 3) l’expertise psychologique par l’expert psychologue. Cette organisation vise à condenser le processus de recueil pour minimiser les répétitions par l’enfant et recueillir une parole la plus épurée de toute influence et la plus fiable possible.

Nous nous situons ici dans la semaine qui suit le dépôt de plainte. Nous sommes dans le cadre de l’enquête, qui permet de définir si la plainte va aboutir à une instruction qui elle-même pourra aboutir ou non à un procès. Tereza a rappelé dans son introduction le titre de cette table ronde : déjouer le contrat. Alors quel est justement ce contrat ? Le contrat ici c’est ce que nous appelons la réquisition. La réquisition est le document transmis par le juge à l’expert psychologue et qui reprend les questions auxquelles il nous demande de répondre, après avoir reçu l’enfant. La réquisition nous engage puisque nous la signons, tel en effet, un contrat. Mais quel est donc le contenu de ce contrat ? Voici les éléments classiquement demandés : 1) Personnalité de la victime, troubles ou anomalies susceptibles d’affecter son équilibre psychique, degré d’intelligence, 2) Vulnérabilité au sens pénal, 3) Niveau de suggestibilité ou de sensibilité à l’influence, 4) Tendance à l’affabulation ou à la mythomanie, 5) Circonstance et contexte de la révélation, facteurs susceptibles d’influencer les dires de la victime, soit du fait de sa personnalité soit du fait de contraintes particulières, 6) Degré de connaissance et de maturation en matière sexuelle, 7) remarques sur le récit de la victime et son évolution depuis la révélation sous l’angle psychopathologique ou psychologique, 8) Retentissement psychologique des faits déclarés et modification de la vie psychique, 9) Pronostic et recommandations thérapeutiques 10) Observations utiles au bon déroulement de l’enquête.

Que cherche le juge en fait à travers ces questions ? Deux choses en fait assez simples : 1) la crédibilité de la victime, autrement dit ce qui peut influencer son discours et 2) le retentissement des faits.

Une clinique pragmatique

Mais alors, me direz-vous, où est la clinique dans cette histoire ? Quand je dis la « clinique », c’est bien dans son sens étymologique, venant du latin « clinice » : c’est-à-dire « la médecine exercée près du lit du malade ». Je dirais qu’il y a 2 éléments importants.

Le 1er est que je suis confrontée à une clinique qui a à faire avec le réel, le réel d’un évènement transgressif qui vient de se produire. C’est une clinique que j’appelle « pragmatique » en ce sens qu’elle est une clinique de l’évènement. Je ne dis pas une clinique du trauma car tout fait transgressif n’est pas forcément traumatique. L’idée de traumatisme renvoie à une logique temporelle, à la question de l’après coup avec un décalage entre l’évènement produit et ses manifestations psychiques. Ainsi, l’évènement n’est pas l’agent unique du trauma. Pour qu’il y ait trauma, il faut une implication de la part du sujet. Certains sujets participent à l’évènement touchés dans leur fantasme infantile, réveillés dans quelque chose de caché, renvoyés à une causalité plus ancienne et d’autres considèrent que quelque chose ne les regarde pas. Le trauma vient ainsi d’une inscription signifiante qui se fait dans un 2è temps. Il est donc toujours de l’ordre de l’après coup, et il pose la question de la position du sujet face à l’évènement vécu : comment il y participe/ compose avec / s’y implique. S’occuper du trauma c’est donc s’occuper de l’après coup, or dans l’expertise sur des mineurs, je suis dans la majorité des cas dans le « coup » et pas dans l’après-coup. C’est pour cela que je dis que ma clinique est une clinique de l’évènement, une clinique « pragmatique » plus qu’une clinique de l’après coup ou du trauma.

Donc et c’est mon deuxième point sur cette clinique, je suis très attentive, au-delà des questions du juge, à prendre en compte dans mon expertise la façon dont le sujet se positionne par rapport à l’évènement. Tout en procédant à l’évaluation demandée, j’ai une écoute active et je me propose d’aller vers le sujet. Au-delà de la surprise, du choc, de la sidération ou de la réaction face au passage à l’acte, je l’aide à créer un espace, qui lui permette de nommer ce qui vient de lui arriver, de se construire une position propre dans sa façon de vivre l’évènement, de le mettre en perspective dans la continuité de son histoire afin que l’évènement n’en soit pas détaché. Dans l’entretien unique de l’aigu des faits, ma clinique pragmatique s’inscrit, si je reprends les 3 temporalités de Lacan, dans le 1er temps qu’il appelle « l’instant de voir ». C’est ce temps-là que je prends le temps de déployer largement mais je tente également d’insuffler quelque chose du 2è temps : « le temps pour comprendre » même s’il est réduit, dans lequel le sujet amène quelque chose de sa propre construction, qui ouvre à la question de la demande et donc de la thérapeutique.

2- Eléments de clinique pragmatique, le temps de l’expertise

Construire un espace propice à l’élaboration de l’événement

Il m’arrive fréquemment de recevoir des enfants éprouvant un grand sentiment de culpabilité : « Je me sens mal car je crois que c’est de ma faute mais je sais pas pourquoi » ou « j’étais en colère contre moi car c’est moi qui a fait la bêtise » ou encore « J’ai peur d’aller en prison car le juge il peut dire que je peux mentir ou X (l’agresseur présumé) il peut dire que c’est moi qui l’a fait, de prendre son zizi » ou bien encore :  « Je me sens coupable parce que ce que j’avais fait je savais pas si c’était bien ou pas bien, ce qu’il m’avait fait. »

Nous voyons bien dans ces quelques exemples une culpabilité massive avec retournement de la faute, voire la bascule dans une position fantasmatique active. A ce moment-là, je fais le choix de rassurer : « Tu es un petit garçon/ une petite fille. » Le rôle du juge c’est justement de protéger les enfants, parce qu’ils ne sont pas encore des grandes personnes et qu’ils ne sont pas encore assez forts pour se défendre eux-mêmes. Le juge c’est son métier de faire respecter la loi et la loi, elle protège les enfants contre les enfants plus grands ou les adultes qui ne se comportent pas bien avec eux ». J’insiste aussi sur la fonction du sentiment de culpabilité : se sentir coupable ça permet de penser pourquoi on y serait pour quelque chose et de se rendre compte que du coup, on n’y est pour rien, simplement victime et non partenaire de jouissance de l’agresseur.

Ma fonction consiste à tenter de stopper cette pente où le sentiment de culpabilité envahit le sujet et devient le prisme de lecture de ses évènements de vie, y compris ceux qui n’ont rien à voir avec l’acte. C’est l’exemple de cette petite fille, qui devient agressive avec toute personne à la simple phrase « c’est pas bien ce que tu fais ». Le sujet est prêt à endosser la faute qui revient à l’autre au nom du sentiment de culpabilité, tentative de reprendre une position de sujet, même mortifié, là où il a le sentiment d’avoir cédé. Mon rôle est de préserver ainsi le sujet de la naissance d’un surmoi tyrannique potentiellement mortifiant sa vie durant. Je tente de remettre du temps, de recréer un espace qui permette à l’enfant de se penser autrement que comme soit victime/ soit agresseur. Autrement dit, je tente d’obliger à un repositionnement du sujet : là où il était déjà dans le temps pour conclure que c’est « de sa faute », je remets un espace temporel, pour que le sujet puisse mettre des mots, trouver une « causalité » et du sens à cette culpabilité qui le taraude. Le psychologue n’a pas à déculpabiliser le sujet, mais à se servir de ce sentiment de culpabilité, esquisse du positionnement subjectif, pour interroger là où le sujet a pris part à la jouissance de l’autre, réelle ou imaginaire.

Réinscrire le sujet de la jouissance dans la chaine signifiante

Il m’arrive également de recevoir des petits sujets qui ne parlent pas, ou plutôt qui ne parlent pas de ce qui leur est arrivé « moi j’ai besoin de rien », mais qui sont dans la répétition de l’expérience de jouissance qu’ils ont vécue, éjectés de la chaine signifiante à laquelle tout sujet est irrémédiablement assujetti. Ce sont des petites filles ou de petits garçons qui arrivent dans une agitation extrême, montent sur les fauteuils, déplacent les objets, me sautent dessus pour me faire des câlins. Au fil du récit, ils montrent leur culotte, refont les gestes transgressifs qu’ils ont subis, triturent le sexe des poupées, y passent les doigts et la langue, tentent d’y introduire des objets. Une petite fille chez qui les faits étaient répétés m’a dit en plus un jour : « Je lui ai demandé de faire l’amour car j’avais envie. Ça arrive d’avoir envie des fois. Lui il a dit non, alors je le fais avec sur des petits doudous quand maman elle me voit pas. Et là je commence à avoir envie. » Elle joint alors le geste à la parole et caresse avec sa langue le zizi du poupon, mimant ainsi une fellation devant la psychologue.

Là où le sujet tente de s’éjecter de la chaine signifiante, mon action consiste alors à réinsérer du signifiant dans la continuité de la chaine, en me servant du cadre de la relation : « Lorsque tu as une envie de jouissance, tu le fais en cachette de ta maman, mais ici tu le fais devant moi alors que je suis une adulte comme ta maman, comment ça se fait ? ». Je nomme ainsi la part de jouissance et je l’invite à préciser sa position afin de mettre le sujet en tension, de mettre l’accent sur sa division pour que quelque chose d’autre que la jouissance puisse surgir. Elle me répond alors : «  Je me suis dit « arrête ! », mais il continuait, je lui ai dit et il continuait et je me laissais faire ». Ainsi, on a inscrit de la jouissance dans le corps de cette petite fille, alors qu’on voit bien dans son discours que le sujet est coupable de sa jouissance : « Je me suis dit arrête », je le fais en cachette. En reprenant le fil de son récit, je cherche à insérer du sujet entre arrêter et continuer, entre son envie et le désir de continuer chez l’autre. Je la stoppe, pour que, dans cet amalgame plaisir – culpabilité, puisse surgir une différence qui mette à jour sa culpabilité. L’abuseur est coupable, certes, mais le sujet de par son plaisir, a autorisé la fermeture de la boucle. Mon rôle est d’empêcher la fermeture de cette boucle, pour faire émerger un questionnement sur cette jouissance dont le sujet se sent coupable, de façon à ce qu’il dise « j’aurais dû lui dire : « arrête ! »

Faire émerger un sujet responsable de son propre désir

C’est un jeune homme qui me dit : « Je lui ai dit que j’avais envie de prendre du shit. Je voulais fumer, être stone, je sais pas pourquoi. J’ai honte. Il m’a demandé de le suivre, dans ma tête je me doutais de ce qui allait se passer mais je m’en fichais. Après, je savais ce qu’il faisait et j’ai cédé. Même si j’ai dit ni oui ni non, mon corps a dit non là, quand je suis rentré chez moi. C’est ma mère qui a porté plainte. Moi j’ai envie de la retirer ma plainte. Je savais pas si avec le shit, j’étais consentant. J’ai honte d’avoir été stone comme ça, et de l’avoir suivi alors que ma mère m’avait dit de pas le faire, elle m’a donné l’exemple : « quand on fume du shit, on peut suivre quelqu’un. »

Cette vignette pose la question de la responsabilité du sujet. Pour Rousseau, il n’y a de victime, que dont le consentement est l’enjeu. La victime ne consent pas à l’évènement. Or ici un affect est présent qui trace le consentement, c’est la honte, qui nomme le sentiment du sujet coupable. Cet affect montre comment le sujet se regarde à travers le regard de l’autre et sert de tamis pour que d’autres signifiants émergent : le fait d’avoir cédé au plaisir de fumer, de l’avoir suivi. Il s’agit pour le clinicien de prendre appui sur cette honte-là, pour aider le sujet à mettre au clair ce à quoi il consent ou non. On voit aussi que dans cette vignette, les faits sont tellement minimisés au nom de cette culpabilité qui taraude le sujet, qu’il ne peut pas assumer sa position de plaignant. Cette clinique pragmatique nous apprend, qu’à la différence de l’accident pur, de la tuché pure, sans détermination (volcan, etc.), lorsque la sphère du lien est concernée, il y a du désir, de la pulsion, de la demande qui se mêlent et qui créent du malentendu. Cette confusion entre la volonté du sujet, sa demande, son désir s’érige en un obstacle qui ne lui permet pas d’avoir un jugement éclairé de la situation. Il se retrouve devant un risque dont il n’a pas mesuré les conséquences. Le sujet dit oui à la jouissance mais pour autant, il se vit comme une victime n’ayant pas donné son consentement au désir. Le rôle du psychologue est alors de l’inviter à démêler cela, à commencer à analyser sa position de sujet, pour se prémunir dans des situations ultérieures.

3- Conclusion

Ces 3 exemples ont permis d’éclairer un autre élément majeur dans ma posture d’expert, la question du savoir ou de l’ignorance du sujet, dupe ou pas des évènements. Ma position de psychologue l’invite à introduire ce temps logique de l’instant de voir au temps pour comprendre, de l’ignorance au savoir, de l’ignorance à la tentative de mettre des mots. Ce dispositif permet à l’enfant de rencontrer le psychologue qui tente de transformer sa position de victime de façon positive : la victime n‘est pas uniquement un être qui subit, mais c’est un être doué d’une capacité d’explication et l’expertise lui donne aussi une place dans l’expression de sa souffrance, de sa brisure, de sa division. L’évènement transgressif fait entrer le sujet du droit dans les sphères médicales où il rencontre un psychiatre et un psychologue. L’expertise a pour charge d’objectiver les faits, mais pour autant, il reste une part d’indicible. Là où l’expert se sert du témoignage au profit d’un compte-rendu objectif, au nom d’une vérité, le psychologue, thérapeute aussi, se charge de donner un espace à ce qui reste d’indicible de l’expérience du sujet, soit pour le restituer, soit pour en soutenir la parole afin qu’il puisse l’intégrer dans le continuum de sa vie. Cette part d’indicible est-elle une vérité pour le sujet (« en quoi y suis-je pour quelque chose ? ») ou simplement une part de réel (« j’y suis pour rien »), voilà la question, question d’autant plus cruciale que l’effet d’après coup dépend de la façon dont le sujet compose avec sa participation ou non à l’évènement…