Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Etre affecté par le langage et ne pas sentir le corps – (L’énonciation du sujet schizophrène) – 6eme Journée Atelier Histoire des concepts – La clinique de l’ironie et le dit-schizophrène

Dario MORALES

AFFICHE2-violet.jpgDans le Séminaire le Sinthome1, Lacan rapporte que lors de la présentation de malades, le patient faisait part qu’il avait senti des paroles imposées, c’est-à-dire qui émergent et qui n’ont aucune signification. Ceci définit ce que Lacan entend par psychose : des paroles imposées, et non pas le délire. Les paroles imposées renvoient au terme d’automatisme mental, cher à De Clérambault. Déjà dans le Séminaire III, Lacan évoquait que ce phénomène relève essentiellement de la structure du langage, en ce sens que cette structure est première et fondatrice par rapport à tout affect que peut éprouver le sujet. Que ce phénomène relève du langage, pousse à rattacher le « noyau » de la psychose à un rapport du sujet au signifiant », un tel primat du langage, devenu enfin possible avec Lacan, se double d’un autre élément, le rapport que le schizophrène entretien avec son corps, le senti.

Je cite Lacan, « comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dépendons, nous sont en quelque sorte imposées ? La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu’un homme normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. Comment est- ce qu’il y en a qui vont jusqu’à le sentir ? »2. Cette extériorité, cette contrainte de la parole, tous ne la sentent pas. Et pourtant, pour tous, le langage est déjà là, énorme, de toutes parts, débordant, encerclant toutes les actions humaines. Or cette modulation continue, le fou le sent fortement. Certains mots, certaines formules, certaines sonorités énigmatiques lui touchent l’âme plus violemment qu’un autre, sous le mode des sensations, des sentiments, des passions, des affects etc. Bref, il est affecté par le langage, par le signifiant. Or la clinique nous met devant ce paradoxe, à savoir, chez certains, l’absence d’affect, nommément de l’agressivité, lorsque l’affect attendu manque au rendez vous. Du coup, cette approche se double d’une seconde : qu’est ce que se sentir avoir un corps et que veut dire en avoir un ? Qu’est-ce que le corps propre ? ». Cerner ces questions à partir de Lacan, invite à jeter un coup d’œil aux textes qui ont l’intrigué et qui sont Aimée (en 32), Schreber (55), Lol V Stein (65), Joyce (75). Faute de temps, je vais dire un mot rapidement sur le premier et sur le dernier des textes avant de me centrer sur la clinique du schizophrène et de son rapport au corps.

Chez Aimée (texte de 32), ce qui frappe est qu’au moment où la sœur aînée fait intrusion dans la vie du couple d’Aimée et de son mari, Aimée se tait et n’éprouve pas d’agressivité ; or ici l’agressivité est à définir comme rivalité fraternelle, capacité de lutte, de colère, de compétition pour faire reconnaître son droit, maintenir sa place ; agressivité qui se mesure au pouvoir de dire « non » et de s’y tenir en réponse à une intrusion destructrice. A propos d’ Aimée, Lacan s’étonne d’une telle absence. « La personnalité d’Aimée ne lui permet pas de réagir directement par une attitude de combat qui serait la véritable réaction paranoïaque »3. Rappelons qu’à cette date, Lacan faisait le choix d’une psychose d’autopunition, comme défense contre la pulsion agressive mais il avance une deuxième explication en s’appuyant sur l’article de Freud de 1922, « De quelques mécanismes névrotiques de la jalousie, de la paranoïa et de l’homosexualité », qui fera date : là où il y a un choix d’objet narcissique du même sexe, l’agressivité est inhibée et refoulée par la fixation au complexe fraternel. Le sujet se perd, s’oublie, se nie, s’autopunit dans la captation imaginaire de l’imago de l’objet aimé. Les recherches de Lacan dans cette période s’appuient sur la fonction imaginaire dans la constitution du corps. Lacan identifie l’ego au moi, en tant qu’il a une fonction narcissique, en ce sens que le sujet s’identifie dans son sentiment de Soi à l’image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment (Ecrits, pg 181). Cette image est la condition de l’affect : le sujet est touché, intéressé, affecté ; grâce au rapport imaginaire, il y a quelque chose qui s’affecte, qui réagit, qui n’est pas détachable, c’est-à-dire que son corps ne lui est pas étranger : il l’a, je l’ai ; on l’a ; je le tiens, je le sens.

Après Aimée, il y a eu la période des premiers Séminaires en particulier les commentaires sur le Président Schreber, ou Lacan aborde le rapport du corps au signifiant. Le corps ne se réduit pas à l’organisme, il n’est pas une donnée primaire mais suppose l’incorporation signifiante qui transforme l’organisme en corps.

Quelques années plus tard, avec le nouage des trois catégories que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire Lacan reprend la question du corps à partir des nœuds borroméens. La question clinique que l’on se pose, est comment s’organise le corps à partir d’une structure de trou ; le corps du sujet se constitue autour des bords des trous. Pour Lacan, le cas de Joyce sera le paradigme de la psychose lacanienne : il reviendra sur ces points lorsqu’il abordera le mode de nouage correspondant au lâchage de l’imaginaire, au moment de la forclusion du Nom-du-Père, mais sans dénouement du nœud borroméen grâce à un nouage inédit ou suppléance que rattrape son ego d’écrivain, qu’on appelle pour la circonstance le Père-du- Nom. Lacan à propos de Joyce nous dit qu’il est « dingue » mais d’une « dinguerie » qui concerne le rapport au corps propre. Lacan va s’attarder sur un épisode autobiographique de Joyce dans Le portrait de l’artiste : « il s’est trouvé des camarades pour le ficeler à une barrière en fil de fer barbelé, et lui donner à lui, James Joyce, une raclée. Le camarade qui dirigeait toute l’aventure l’a donc battu pendant un certain temps, aidé de quelques autres camarades. Après l’aventure, Joyce s’interroge sur ce qui a fait que, passé la chose, il ne lui en voulait pas. Il s’exprime alors de façon très pertinente, comme on peut l’attendre de lui, je veux dire qu’il métaphorise son rapport à son corps. Il constate que toute l’affaire s’est évacuée, comme une pelure, dit-il »4. Lacan y décèle « quelque chose qui concerne chez Joyce le rapport au corps, rapport déjà si imparfait chez tous les êtres humains ». Là où d’ordinaire l’affect aurait du exprimer, réagir devant l’agression ; là où l’affect est corrélé à l’image du corps ; chez Joyce, quelque chose s’en détache comme une pelure. Lacan poursuit, « qu’il y ait des gens qui n’aient pas d’affect à la violence subie corporellement, c’est curieux. Mais je dirais plutôt que ce qui est frappant, ce sont les métaphores qu’il emploie, à savoir le détachement de quelque chose comme une pelure. Comment expliquer un tel ratage ? Qu’est- ce avoir un corps propre ?

Au cours de cette période, la théorisation lacanienne évolue également. Le corps n’est pas l’organisme. Il y a corps lorsque l’organisme incorpore l’organe du langage. Le corps est ainsi le résultat du traitement de l’organisme par le symbolique ; c’est par l’Autre, à partir des échanges avec l’Autre qui lui signifie ce qu’il est, que le sujet trouve une fonction à ses organes et se constitue ainsi un corps. Or il arrive comme nous l’évoquions à propos de Joyce que cette opération d’unification échoue, qu’elle rate.

Lacan explique ceci grâce au nouage (à la chaine) des trois nœuds que sont IRS : il arrive que les trois nœuds se dénouent ou soient mal noués, que le nouage rate, que la consistance se défasse ! ; lorsque par exemple le Nom du Père est forclos. Le nouage est une opération qui, d’une part capture la jouissance de l’Autre, lalangue, la jouissance de la mère, et d’autre part, met hors, l’objet a afin de permettre la jouissance phallique, le principe d’unification, de consistance et donc le sens. Il y a donc des ratages, des erreurs dans l’incorporation, puis dans l’extériorisation de la chaine. Si la jouissance n’est pas liée, soit au signifiant-maître, soit au savoir, soit au manque, le recouvrement, sa négativation n’auront aucune prise sur le sujet parlant. Ainsi, là où pour le névrosé, la chute de l’objet a entre le S1 et le S2, fait naître le sujet barré, en y animant la chaîne, dans la psychose l’objet a reste « incarcéré » dans le langage désorganisant et désarrimant les maillons de la chaîne, abolissant toute différence et les phénomènes qui se présentent, apparaissent fondamentalement comme des troubles du langage. D’ailleurs, on constate du point de vue de la clinique la constitution analogue des conséquences de la désorganisation du langage avec celles du corps dans l’hypochondrie, le délire des négations, dans la schizophrénie, entre autre. Autrement dit toute perturbation langagière a ses conséquences spatiales, corporelles et temporelles, qui lui sont homogènes. Certaines formes cliniques nous montrent de façon accentuée le versant langagier, d’autres le versant corporel, spatial ou temporel ; au fond la pathologie corporelle n’est rien d’autre qu’une hypocondrie de lalangue. Et toutes ces pathologies sont en quelque sorte de grossesses sans fin de ce dont lalangue est enceinte au titre de la psychose, l’objet a non expulsé.

L’incorporation, puis la mise hors sont des mécanismes à jamais complètement achevés, j’évoque trois options présentes dans l’opération d’incorporation, le corps ne fait pas l’organisme vivant, un organisme vivant n’a pas forcément de corps, mais le signifiant le transforme pour qu’il devienne corps érogène ; le symbolique découpe ainsi sur sa surface, les zones érogènes qui focalisent les appétences et conditionnent jusqu’à la jouissance sexuelle : or justement, si le corps n’est pas élevé au statut signifiant, le corps reste une surface lisse, comme un vêtement, non habité, non arrimé, réduit à une sorte d’enveloppe vide, extérieure au sujet, c’est cela même qui arrive au corps de Joyce, qui laisse le sujet dans une grande indifférence, comme s’il ne s’agissait pas de lui, comme si ce corps n’était pas le sien. Premièrement, le corps apparaît comme disjoint de l’être du sujet s’abimant dans le passage à l’acte ; deuxièmement, l’expulsion est alors une tentative réelle d’arrachage, de cet objet en trop, que le sujet rencontre en l’Autre ; enfin, tout comme la scarification est une opération ratée, le sujet ne parvient à aucune coupure quand même bien essaye-t-il des coupures réelles, ou enfin, lorsque le corps se fait non habité , non arrimé, réduit à une sorte d’enveloppe vide, extérieur au sujet, disjoint de son être.

Dans le champ des psychoses, les recherches successives ont distingué deux pôles, d’un côté le pôle schizophrénique et de l’autre le pôle paranoïaque ; la paranoïa est parfois présentée comme paradigme de la psychose, parce qu’elle permet de ne pas assimiler la folie humaine à une démence. Et du coup la schizophrénie va être construite non comme un catalogue de la quasi-totalité des déficits du fonctionnement mental supposé normal, mais spécifique au niveau du corps et de la langue, de ce qui se passe, comme équivalent, au contraire, au niveau du rapport à l’Autre et du sens dans la paranoïa ; la schizophrénie témoigne de façon dramatique et radicale cette conflagration du réel qu’affronte le sujet parlant, – confronté au corps et à la langue, dévoilant ainsi la précarité des semblants dont le seul trognon qui reste est l’ironie. La vignette que nous présentons, illustre parfaitement cette marque.

Céline avait 26 ans lorsque je l’ai rencontré en 2010, il s’agit d’un suivi qui a duré deux ans, à la différence des sujets paranoïaques ou l’Autre est omniprésent, ce qui frappe ici, suivant la sémiologie de Chaslin est la dissociation de la pensée, brusque accélération ou ralentissement de l’affectivité, tantôt triste ou souriante, avec une forte ambivalence ; du comportement, impulsivité mais depuis plusieurs années, confinée à l’isolement social et à l’enfermement à domicile. De plus, elle est ambivalente vis-à-vis du traitement psychiatrique. L’expression orale est malaisée, maniériste, avec des phrases qui se bousculent, et surtout la propension à ramener son discours aux préoccupations corporelles, hypocondriaques. Cela va dans le sens de ce que Freud nomme par ailleurs, « le langage d’organe ». De plus, la dimension du semblant – études, travail, amis, ce qui fait l’étoffe de la vie d’un sujet, n’est jamais présente dans son discours, épuré mais pas pauvre du tout, qui exprime à la fois l’inertie du sujet et son errance subjective. « Quand je suis enfermée chez moi, je m’en fous des autres, je n’existe pas pour les autres ». Elle dit avoir été toujours « aérienne » ; à l’école, quand elle avait 7 – 8 ans, les maîtres, voulaient valoriser, ses qualités de dessinatrice, « jolie calligraphie est noté sur le carnet scolaire » ; à leur encouragement, elle semblait absente, « ce n’était pas à moi qu’on adresse ces compliments ». Depuis quelque temps, dit-elle « on s’amuse à me faire confiance » ; « on croit en moi », mais elle trouve cela factice, parce que le problème est de « trouver une place dans la société, dans la vie ». Elle « cherche ainsi une place pour elle ». Justement, « à la maison, c’est ma mère qui a une place, elle me dit que j’ai ma chambre ». « A la maison, c’est mon père, ma mère et ma sœur qui ont le dernier mot ». Ce discours ne met pas en jeu un moi organisé autour d’identifications contradictoires, c’est plutôt le contraire, un imaginaire sans moi. Comme un bouchon à la dérive. Elle a cherché pendant un temps, un point fixe ; d’où ce paradoxe, après l’arrêt des études en première, elle a essayé le travail, caissière dans un Monoprix elle connaissait tous les rayons, toutes les marchandises, elle était partout, c’était un boulot insupportable !! Habit vide, elle se sentait à la fois enfermée en elle-même et dehors ; elle se voit dans les moments de déréalisation intense, à la fois comme captée par l’autre et en même temps dépossédée d’elle-même.

Le débranchement du lien a démarré une dizaine d’années auparavant. L’entrée au Lycée s’est mal déroulée, « je devais m’affirmer, je n’ai pas pu », les camarades l’invitent à des fêtes, elle a peur d’y aller seule, la meilleure amie du collège, qui jusque là lui servait de support imaginaire, ne s’est pas inscrite en première, elle l’appelle, son amie ne répond pas ; elle apprend que ses parents ont déménagé à l’étranger, elle imagine une catastrophe, au cours de cette période sa mère est également hospitalisée ; lors d’une crise d’angoisse, avec agitation, elle est persuadée que sa copine s’est perforée les intestins ; « toutes les maladies viennent de là, les intestins ne supportent pas le vide », son père l’amène consulter un psychiatre, elle est hospitalisée d’urgence pendant quelques jours, à sa sortie, elle se sent agressée par le regard des gens ; décide de ne plus retourner au lycée, le père accepte ; passe la journée à la maison, découvre l’alcool ; l’année suivante rencontre un garçon junkie aussi « paumé qu’elle », elle le trouve rassurant. Le garçon n’avait pas de métier, peu de passion, il passait la journée à gratter la guitare, à fumer du H et à boire du Whisky. Ils ont vécu une relation qu’elle appelle « symbiotique », qui l’a stabilisée pendant quatre années, à gratter la guitare à fumer du H et à boire du Whisky ; les journées étaient rythmées par le travail de caissière et auprès de son ami. Un jour, en rentrant plutôt que prévu, se rend directement chez lui, et le trouve avec une autre fille ; elle se barre ; le lendemain elle lui demande une explication, il se montre grossier, lui dit « tu es une grosse poufiasse » ; le soir même, elle fait une TS, (phlébotomie) ; quelques mois auparavant, ils avaient prévu de faire un voyage en Thaïlande, malgré la trahison, ils partent en voyage ; un soir, pendant le séjour, éclate une violente dispute autour de sa jalousie, énervée, quitte l’Hotel, erre en ville, le lendemain, rencontre un homme dans un café ; elle le suit, il l’invite à un hôtel, brusquement, il lui impose un rapport, il se propose de la payer, à ce moment elle se dit, « je suis une pute, je m’installe ici » ; en descendant, elle demande à l’hôtelier si elle peut recevoir des clients, l’hôtelier affolé, appelle discrètement la police ; les pompiers l’embarquent ; elle est rapatriée en France et hospitalisée ; son copain décide de ne plus la fréquenter. Quelques semaines après à sa sortie de l’hôpital, se rend dans un Monoprix, achète des bières et du whisky ; pendant deux mois, c’est la défonce à l’alcool : dix bières par jour, fait du chantage à son père qui ne veut pas lui donner l’argent pour l’achat du liquide ; menace à chaque fois de se suicider ; il va lui-même lui acheter sa ratio de bières ; à nouveau hospitalisée, ressort un mois plus tard ; son médecin préconise une prise en charge en CMP, elle accepte et puis elle arrête ; pendant deux années, elle fut hospitalisée cinq fois, à chaque retour à la maison, s’alcoolise, le père lui fournit l’alcool, ensuite elle est hospitalisée, retourne au CMP, met à chaque fois, en échec la prise en charge ; la dernière fois, elle refuse le suivi en CMP, ils cherchent un thérapeute en ville, ils tombent sur moi.

Des éléments évoqués, on peut retenir : la fragilité à construire un semblant qui tienne ; la relation «symbiotique» à son copain, a réussi à la stabiliser un temps bien que les fondements soient essentiellement imaginaires, elle a rencontré en lui un semblable, et par une sorte de solution originale, quoique qu’elle ait pu exprimer le contraire, le garçon semblait passionné par la guitare, en tout cas, cette relation a durée et lui a permis pendant quatre ans d’éviter le ravage, l’envahissement ou encore une normalisation trop mortifère. Elle était attirée par son regard doux, ses cheveux et ongles chatoyants, elle loue également sa capacité à s’enthousiasmer par la musique. Inversement, une fois confrontée à la rupture, ne pouvant pas se soutenir d’une identification symbolique, d’un trait unaire relevant d’un discours, elle se perd dans un fatras d’identifications changeantes, imaginaires, mimétiques, « être écrivain, bibliothécaire comme sa tante, chauffeur de métro, ou être et ne pas être comme sa mère, etc. son ex-ami demeure actuellement une obsession, elle aurait voulu rester auprès de lui ; il s’éloigne définitivement lorsqu’elle a fait le siège durant un week-end devant l’appartement et qu’elle badigeonne sa porte d’excréments. Elle imagine qu’il est avec l’autre fille, « il m’a délaissée par ce que je suis trop grosse ». « Je suis insatiable ».

Ce point, les remarques sur sa corpulence et donc du corps ouvrent sur la topologie du corps. Cet abord nous permet de ne pas nous enfermer dans des références à un dehors et à un dedans, puisque pour Céline, dehors, dedans, c’est tout comme. Anatomie sans intérieur ni extérieur. Pour elle, qui fait de l’oralité le champ de bataille, boire de la bière et du whisky, le corps est avant tout un lieu de transit, ou l’intérieur et l’extérieur se poursuivent sans frontière, les alcools ayant pour fonction de sédater le corps, de l’anesthésier et ensuite de le vider par le vomissement.

Je tiens à préciser que la mère de Céline est psychotique, et que la petite sœur est autiste, elle vit dans un foyer ; le père est éducateur spécialisé ; c’est par lui que j’ai un certain nombre d’éléments biographiques ; Céline, raconte également son histoire familiale mais souvent elle est envahie par d’autres préoccupations qui la parasitent y compris pendant les séances.

« Ma mère est devenue folle à ma naissance et après la naissance de ma petite sœur, elle fait des aller retours incessants en psychiatrie. Elle ne veut pas se soigner. Elle parle toute seule dans sa chambre ». « Elle est complètement égoïste. Elle ne donne rien à personne ». « Je mange depuis mon enfance pour ne pas entendre ma mère ; je n’aime pas sa voix » ; « Je mange pour tenter de vider mes intestins, pour les déboucher ; la bière est un laxatif », ensuite elle égrène des « préoccupations corporelles », qui n’ont de corporel que le nom : « quand je bois, à force, je ne sens plus mon corps », mais « je dois vomir », car « il pue » ; « lors de ma dernière année au lycée, j’étais perforée (allusion à l’opération de l’appendicite quand elle a quitté le lycée)»; «mon corps a été violé, je ne me suis pas rendu compte, j’étais anesthésiée » ; « vidée, bouchée, débouchée, être perforée, scarifiée, anesthésiée », voilà quelques signifiants qui reviennent souvent et qui touchent la surface, l’intérieur de son corps ; se manifeste ainsi à travers ces mouvements, ces actes, l’échec d’une tentative de coupure constituante pour le sujet, sa corpsification ; à l’évidence une opération ratée. Elle ne parvient à nulle coupure, quand bien même s’essaye-t-elle à des coupures réelles. Au fond, Céline est en cette position d’être perforée par le langage, que ce soit le sien ou celui des autres, au point de s’éprouver comme une feuille faisant bord, comme lieu d’une incessante et douloureuse perforation qui ne parvient pas à la décompléter, à faire choir l’objet a.

Qu’est-ce qu’avoir un corps propre dès lors qu’il est traversé par le réel ? Si les questions tournent autour des ouvertures et des fermetures, on peut supposer une tentative de battement, d’inscription signifiante ; Je me suis posé alors deux questions ; Céline, est-elle « hors discours établi » lorsqu’elle nous fait état de son corps, ou encore qu’est-ce qui dans son mode d’énonciation, peut au-delà de son aliénation au corps, faire émerger à travers ces questions qui concernent l’ouverture et la fermeture, un discours qui lui serve de prothèse ? Pourquoi ce battement fait place à l’absence, à la désaffection, à la scarification, à l’anesthésie, au laissé tomber ? Sommes nous devant une tentative par le langage d’attraper le corps, de le faire mordre sur le corps, selon l’expression de Lacan – moment d’aliénation, mais sans y réussir pleinement à opérer une séparation ?

Prenons ces deux expériences que sont la scarification et l’anesthésie du corps ; toutes les deux débouchent sur un rapport particulier au sentir du corps. Face à l’insupportable présence de l’Autre maternel, et de sa voix, Céline, tente de la faire taire en l’incorporant, comme un cannibale qui dévore son ennemi ; dans cette économie ce qui est privilégié c’est la réduction de l’objet maternel au registre des besoins, à la dimension corporelle du pulsionnel ; face au rien de la structure, au rien donné de l’Autre, au rien – au sens du contenu que porte la voix et qui exaspère, le sujet cherche à la faire taire par la réplétion, sorte de compensation réelle ; mais à l’envers de ce mouvement, si l’incorporation permet à Céline de « se faire un corps » – versant imaginaire, en même temps ce corps ainsi replet s’empoisonne, car il pue ou par réplétion, il s’anesthésie, il ne sent rien ou sent mauvais, d’où le mouvement de régurgitation ou d’évacuation pour vider la jouissance trop présente, il faut ainsi ouvrir le corps, ouvrir sa chair, le vomir ou le scarifier. Sans recours au langage, l’extraction est alors violente, par phlébotomie qui n’est qu’une ouverture, il n’y a pas de battement signifiant. – Je précise quand même, que le choix de l’objet voix, relève d’un repérage signifiant très particulier, Céline dit « ne pas vouloir entendre sa mère, je n’aime pas sa voix ». Or, quand on ne veut pas entendre quelqu’un, cela renvoi habituellement au contenu des phrases, à l’expression, à ce qui est dit, au dire de l’autre, à son énonciation ; or ici, ce qui exaspère est ce qui est émis par le corps, la phonation, le trait physique qui caractérise les vocalises de sa mère. Mère qui avait débuté comme comédienne dans un théâtre National avant de sombrer définitivement dans une dépression ; pendant des années elle chantait des airs d’Opéra qui agaçaient les deux petites filles ; une fois, vers l’âge de 7 ans, Céline, lors d’une crise d’angoisse, à prié sa mère de ne plus chanter, sans quoi elle se taillerait les veines ; la mère n’a pas obtempéré et Céline a fait quelques « rayures » à ses bras ; la seule réponse qu’elle obtint, quelques gifles et une engueulade ; Céline s’est jurée de recommencer.

Curieusement, Céline, s’intéresse à sa propre voix mais par un autre biais, l’élocution, mais en faisant un autre parcours, celui d’être plus tard une conteuse d’histoire d’enfants ; elle s’est mise à écrire quelque mois après son début de la thérapie, des histoires de loup, de lune, qu’elle appelle « les bouts de choux », son idée serait de publier ces histoires et faire des CD audio !! j’ai eu l’occasion de lire quelques passages de ses textes, elle ne voulait pas les amener mais je l’encourageais de loin, à poursuivre le travail d’écriture ; le style est lourd, répétitif, les histoires sont bousculés par des circonvolutions comme le trajet de la nourriture dans le corps, c’est une sorte d’écriture où l’expression se confond avec la signification corporelle, au fond comme l’a rappelé Nicolas « c’est le langage lui-même et non pas le

corps qui est parasité par la signification corporelle », nous sommes ici devant un écrit qu’on pourrait nommer d’hypochondriaque : « au début, des loups mordent, ensuite, ils parcourent des lieux vaseux, plus loin ils rencontrent des enfants qui pleurent à la lisière d’un fleuve, ensuite ces enfants arrivent à s’échapper grâce aux embarcations ; à la fin, ils arrivent à la mer, parfois la fin est plus violente, ils se font écraser par les chutes du Niaga loup ».

Pour finir, je dirais que pour qu’il y ait battement signifiant, c’est sur la base de sa propre division que le sujet s’extrait de la chaîne signifiante et qui produit la séparation. Chez Céline nous avons un frémissement signifiant, une défense contre le réel qui s’écrit comme « se raconter comme conteuse », – ceci revient à dire, avoir une prise sur le langage, produisant un semblant, de sorte que l’histoire qu’elle raconte mord sur le langage, touche ironique mettant ainsi une certaine distance avec le réel du signifiant, rendant la chose moins réelle. Le « niaga loup » est quand même d’un effet plus poétique que l’évacuation intestinale dans un WC ; or ces avancées se produisent sur fond d’un penchant vers l’évanouissement mortifère et sous l’égide d’un signifiant qui la représente fugitivement lorsqu’elle s’exclame par exemple, « je suis une pute, je m’installe ici » qui pourrait se lire comme tentative de se donner un nom ; tentative qui échoue totalement car rien ne permet d’y voir en un fragment délirant – « je suis un pute, je me fixe ici » – le nom d’un signifiant qui servirait à fixer le sujet, à lui donner une identification, y compris par un épinglage de jouissance dans son corps, de lui donner une place dans le monde. Or tenter de « se raconter comme conteuse » revient à subvertir ce réel – un traitement de la Chose et donc donner par l’écrit à ces histoires sans fin, une certaine place, dans l’univers du discours.

Elle a volontairement arrêté de venir, elle m’envoie des SMS, et son père me dit qu’elle va au CMP et qu’elle n’éprouve plus besoin de boire d’alcool ; elle a découvert la tisane !!

1 Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, leçon du 17 février 1976, Seuil, Paris, p. 95


2 Idem, p. 95


3 Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975, p. 232

4 Joyce J., Œuvres, Tome 1, Paris, Gallimard, 1992, p. 611, édition établie par Jacques Aubert