Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Le refus d’aller au bout de son savoir

Dario MORALES

Le thème qui nous réunit ce soir « Le savoir symptôme », qu’incarne à sa manière l’enfant précoce, dit aussi surdoué ou à haut potentiel porte sur les relations que ce type d’enfant entretient avec l’école et interroge ce paradoxe que les parents et les professionnels observent parfois avec préoccupation, des enfants ayant des aptitudes intellectuelles élevées et qui se trouvent pourtant en difficulté scolaire. Je ne ferai pas l’historique de la question, je me contenterai tout au plus de signaler que la prise en compte selon laquelle l’intelligence est inégalement répartie parmi les individus est très ancienne, don de Dieu, au moyen-âge, les enfants repérés comme « doués » étaient appelés puer senex, enfants vieillards, plus tard à la Renaissance, Montaigne (16e siècle) proposait par exemple une « pédagogie innovante » pour les enfants qui ont le goût pour l’étude et conseillait leur éducation non selon les facultés de leur père mais selon les facultés de leur âme.

Les études concernant l’intelligence et celle des individus surdoués ont commencé vers le 19e siècle, avec le célèbre Galton, fondateur de l’eugénisme et de la psychologie expérimentale. Mais en France il faut attendre le début du 20e siècle pour que le Ministère de l’Instruction Publique demande des moyens pour résoudre les problèmes de pédagogie liés à l’instauration de la scolarité obligatoire chez des enfants ayant des difficultés. C’est ainsi que Binet et Simon (1905) mettront au point la première échelle métrique de l’intelligence afin d’identifier les enfants ayant un retard, c’est-à-dire en dessous de la moyenne des enfants de leur âge­­. Mais cette échelle permettra à Binet d’attirer l’attention sur le cas des enfants « trop intelligents » pour qui l’enseignement n’était pas mieux adapté.

Quoiqu’il en soit, l’histoire de l’éducation élémentaire nous apprend que s’il est possible d’identifier des potentialités chez un enfant, il est moins évident d’offrir à celui-ci des programmes éducatifs spécialisés. D’où l’apparition des associations de parents et des professionnels, j’en cite deux : l’ANPEIP – association nationale pour les enfants intellectuellement précoces et l’AFEP – association française pour les enfants intellectuellement précoces, qui interviennent régulièrement auprès de l’Education Nationale avec des propositions structurelles visant l’accueil et l’intégration de ces enfants : organisation du parcours ; double niveau, réduction d’une année ou deux des cycles primaires ; etc ; ce qui frappe néanmoins est la difficulté de la mise en œuvre de tels aménagements limités au champ intellectuel alors que ce n’est pas le cas des domaines artistique ou sportif qui gèrent plus facilement le potentiel de ces enfants ; c’est comme si le domaine intellectuel ne pouvait pas être reconnu clairement.

Je vais faire un saut rapide, ici nous sommes dans le domaine de la clinique, il y a certes des enfants ayant des capacités et je dirais alors tout comme les enfants dits retardés ou déficitaires que les enfants dits précoces ou surdoués, nous permettent d’interroger et de mieux connaître les processus psychiques subjectifs en jeu au cours de leurs apprentissages. Ces interrogations correspondent à notre souci que nous partageons avec les collègues médecins, infirmiers, éducateurs et aussi avec les collègues psychologues expérimentalistes qui eux mesurent, évaluent, ce que les éducateurs et les parents semblent observer. Et c’est ainsi que les cliniciens que nous sommes, nous demandons des bilans ; je crois que nous devons prendre au sérieux ces évaluations et leur donner toute leur portée.

Il y a quelques années nous avons fait une soirée sur « évaluer autrement » ; moi, je suis très attentif à ces résultats mais là où je crois que la clinique est en mesure d’apporter quelque chose vient du fait d’être aussi attentif à ce que les parents, les enseignants et surtout à ce que l’enfant, l’adolescent, l’adulte nous racontent, les failles alors que ce qui domine dans ces tableaux d’excellence est la présence massive de capacités dans le domaine intellectuel. Or justement dans cette part massive, il y a des des difficultés (motrices, scolaires, d’intégration, etc) qui entraînent ce paradoxe puisque les deux champs, celui de l’intelligence et celui des difficultés, se télescopent, se confondent, assombrissant la situation.

La question du QI, à quoi sert-elle ? De signe probant objectivant une mesure, serait-elle aussi le signe qui mettrait la précocité en position de symptôme ? Lors du colloque que nous avons organisé en décembre dernier sur « la déficience et la débilité », nous insistions pour dire que le processus d’intelligence est la conséquence de plusieurs facteurs qui ne peuvent pas se réduire à l’éveil purement cognitif ou à la performance analogique neuronale, l’intelligence est une capacité variable permettant à un sujet de réaliser ses propres désirs, capacité permettant au sujet de mobiliser les ressources de sa pensée et d’exploration.

Si l’on soumet cette capacité au facteur temps (si on la serre au chronomètre) l’écart augmente, car certaines personnes semblent avoir un mode de traitement de l’information plus rapide que d’autres. Certains pensent très vite. On leur pose des questions et ils répondent rapidement. Sont-ils pour autant plus intelligents ? Les tests du QI que mesurent-ils ? Le traitement de l’information analogique ou cognitive ? Ou les deux ? Si l’on demande à un enfant de mettre des cubes les uns sur les autres pour former une image semblable à celle qui est montrée, et si l’on lui demande d’expliquer le processus d’assemblage, on trouvera parfois des concordances et parfois des différences importantes ; le QI praxique et le QI verbal sont-ils concordants ou divergent-ils ? Ce dernier dépend également de la façon dont on s’est adressé à l’enfant, c’est-à-dire de la façon dont on utilise le langage envers lui. Le contexte social, culturel viendra ici jouer pleinement son rôle.

En somme, je dirais que les enfants surdoués, précoces, etc. comprennent plus vite que les autres, leur réussite scolaire est courante mais pas constante. Généralement, ils apprennent à lire avant les autres et sont en avance dans leurs études. Souvent, ils appartiennent à un milieu socioculturel favorisé. Une communauté d’attitudes éducatives, d’options culturelles et de langage lie ces milieux familiaux ; et d’autre part on constate un goût pour les connaissances, une curiosité, une mémoire, une compréhension rapide, un intérêt pour les nombres, les encyclopédies etc. Autrement dit un lien fort, sorte de collage entre le sujet et l’objet de son investissement. Or la clinique nous montre autre chose, qu’ils décrochent et qu’ils n’apprennent plus rien ; l’information analogique se bloque ou se dévie, tout ce savoir, serait-il un pur remplissage face au vide du sujet ? Plus étonnant encore, leur affect semble également effondré ou pas épanoui ; ceci semble les distinguer des enfants dits brillants, leur affectivité peine à gérer la frustration, ils se trouvent en proie à des retraits dépressifs, s’insécurisent tout seuls, et ont besoin d’entourage, d’étayage affectif, entretenant un rapport conflictuel à l’autorité et manifestant des attitudes de mépris ou de puissance. Et de l’autre côté de la médaille, nous avons des parents peu inquiets ou peu découragés, comme frappés par l’idéal insatiable « d’un vœu narcissique », d’un statut hors du commun qu’ils projettent sur leurs enfants. Nos invités décriront des tableaux bien plus précis et contrastés de ces personnalités parfois inclassables et du rapport souvent particulier qu’ils entretiennent avec leurs familles, d’un enfant qui va chercher à répondre à la demande des parents par l’hyper-investissement des apprentissages.

Pour finir, je voudrais rappeler ici la référence à un personnage inclassable de la littérature qui semble incarner ce contraste – entre précocité et débilité, la figure du refus – Bartleby, personnage qui travaille à Wall-Street, exerçant un boulot insignifiant, inadapté, de copieur de textes. Ce que je retiens et à quoi je pense ce soir, c’est qu’au début il prenait son travail au sérieux, qu’il s’appliquait à sa tâche, discrètement. Mais brusquement son attitude change. Il refuse de travailler. Ce n’est pas qu’il se rebelle contre son patron, il ne se fait pas subversif. Non, il se contente de refuser les tâches qu’on lui propose. I would prefer not to (Je préférerais ne pas), répond-il candidement quand on lui demande d’effectuer un travail, et il repart vaquer à ses non-occupations, les yeux dans le vague, le pas lourd. Il s’assoit à son bureau, rumine doucement, béat de ne rien faire, digérant le vide. La formule maintes fois reprise I would prefer not to renvoi à cette inaccessibilité réfractaire, présente chez les sujets dits « précoces » mais aussi chez les dits « débiles » : de l’insolence, de l’irrespect, d’un sujet qui semble avancer sans y avancer et qui n’avance plus parce que cela avance sans lui. Du coup, ce qui me vient à l’esprit est que ce sujet se présente cliniquement sous le statut de borderline, dans une sorte d’indétermination, à la fois capable de tout (savoir) et surtout incapable (de l’appliquer à quelque chose de concret et qui concerne son existence). Car au fond, ce que Bartleby nous décrit jusqu’à en être dépouillé de façon négative est le manque et l’ennui dépressif, que l’on retrouve justement positivé chez les surdoués par la suractivité de l’envie de savoir. Dans ma pratique clinique, ce qui me frappe, chez ce type d’enfant est la restitution du souvenir d’une solitude et d’une absence de réponse des parents. Le savoir-symptôme serait en quelque sorte la réponse par défaut. Si l’enfant surdoué est en souffrance, il paie en partie par son symptôme son inadaptation, non pas parce qu’il gâcherait sa potentialité, bien sûr qu’il la gâche, il est souvent en attente d’autre chose, une « autre » chose qui ne vient pas. Ce décalage entre solitude et savoir, ce décalage entre hypertrophie dans les connaissances et immaturité affective (dyssyncrhonie) sera justement abordé et interrogé par nos invitées.