Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

le travail, produire une offre singulière

Le champ du travail est modelé par un discours – dont les signifiants maîtres, l’emploi, le chômage, la concurrence, etc  donnent corps à un appareillage des règles qui déterminent l’organisation de la production en vue d’un résultat. Or cette objectivation du travail est mise à rude épreuve par la psychopathologie, objet de toutes les ségrégations ; bien que suscitant le plaisir le travail est le lieu où se cristallisent les attentes et impasses des sujets : source des frustrations et d’angoisse, des satisfactions mais également lieu où les liens humains parfois fragiles sont mis en question comme l’atteste la clinique sous la forme de défections, d’évitements,  et de rejets. Et la psychose que nous apprend-elle ?  En tant que maladie, elle est l’objet de la ségrégation, lorsque le sujet est ébranlé au niveau de ses assises symboliques, que l’imaginaire s’emballe et que le réel est le point de butée, l’activité professionnelle pourrait-t-elle faire bord, ou inversement faire trou permettant d’abraser et de capitonner le trop de jouissance ?  Du point de vue de la clinique, l’opération consisterait à soutenir le sujet contre le collage/rejet qui suscite la rencontre avec le monde du travail. Dans cette veine, il s’agit de substituer la plainte à la jouissance, le manque au vide, la demande à l’angoisse et de créer les conditions où le sujet puisse élaborer une offre singulière dans son rapport au travail. C’est par ces mouvements  que peut-être envisagée  la pratique professionnelle moins dans la crainte, dans la peur de l’exclusion,  et à défaut d’être une énigme, un symptôme, ouvrant au mieux, les voies à la construction d’une solution, d’une suppléance.

 

 

 

Dario MORALES, « Le travail, produire une offre singulière »

 

 

La problématique de ce soir interroge la psychose dans ce champ complexe porteur d’inscription et de reconnaissance, le travail, lieu où se révèlent aussi les impasses dans le rapport à l’Autre, surtout chez des sujets en souffrance, marginalisés ou en marge de l’être car trop incapables pour s’inscrire dans une logique d’apprentissage ou de rentabilité ou pas assez autonomes pour être acceptés et satisfaire les exigences en termes d’utilité et de compétence définies par l’économie contemporaine. On aura compris, il s’agit de ne pas dissocier le vécu de salarié de sa position de sujet inauguralement pris par les effets du langage, car il faut tenir compte que « le langage croise la réalité et le réel ». En effet, la psychose se présente à nous par le repérage des troubles du langage, langage tout d’un coup promu au premier plan, comme détaché de la réalité, dans son bruit et sa fureur comme dans sa neutralité.  Le psychotique refuse souvent la réalité, dans ses paroles ce qui revient comme un réel étrange est qu’il est habité, possédé par le langage ; à la différence du névrosé qui est pris dans ses ruminations mentales, ses pensées récurrentes, le doute, l’empêchement qui frappe l’agir, le psychotique, quant à lui, il à affaire au langage non pas sur le mode du doute mais du commandement. C’est donc le phénomène des paroles imposées, vécues comme envahissantes qui vient au premier plan, même si parfois elles le sont de façon discrète, s’accompagnant des phénomènes de corps, souvent angoissants tendant à dissoudre l’imaginaire. Je me permets de rappeler rapidement ces quelques éléments cliniques afin d’éviter qu’une réflexion trop hâtive sur le vécu du salarié mette de côté les vacillations, les menaces ravageantes que la jouissance laisse dans le vécu du sujet surtout lorsque celui-ci veut ou se force à rester dans le marché du travail.

 

Comment faire, comment accompagner des sujets qui ont des attentes, des idéaux mais pour lesquels l’Autre a pour vocation non pas de représenter mais de commander, prenant la forme de la persécution et de l’exclusion. Bien entendu cela varie de la structure et de  la singularité de chaque sujet. Le versant paranoïaque met en scène le sujet ayant la certitude d’être commandé par son chef, chez le schizophrène le sentiment diffus que c’est dans son corps que l’Autre a pris la place, enfin, chez le salarié mélancolique, l’impression d’être réduit à son être d’objet, de déchet, d’esclave de son patron.  Les collègues invités à cette soirée, témoigneront, à travers leurs vignettes, comment à un moment ou à un autre, le sujet peut souffrir des commandements de l’Autre et inversement comment la clinique se saisi de l’offre singulière, de séparation et/ou de limitation de cette jouissance qu’est fait à chaque patient salarié lorsqu’il vient frapper aux portes de l’association l’EPOC. A ce titre, je dirais que les cliniciens de  l’EPOC, au-delà des pathologies, reçoivent des sujets qui souffrent et qui ont le désir de s’en sortir avec la parole. Bien entendu, la pratique se différencie, mais il s’agit d’écouter et de repérer le rapport que chacun entretien au commandement de l’Autre, à sa jouissance, à son symptôme, et donc aux solutions que chacun invente pour affronter, abaisser les tensions qui suscite le rapport au travail.

 

De ce fait le sujet névrosé trouve un compromis entre impuissance et satisfaction dans cet espace-temps qu’est le travail  lui permettant de se saisir, de se représenter comme objet de fantasme dans le désir de l’Autre ;  le  sujet psychotique, quant à lui, est face au réel, ce n’est plus l’Autre – médiatisé par le fantasme, qui le regarde métaphoriquement pour lui demander des comptes, c’est l’Autre qui le commande et le traque réellement. Le regard de l’Autre, surgi, ici, le persécutant.  Du coup, la tâche théorique et pratique qui nous incombe consiste à résoudre avec nos patients leur façon d’être et de se positionner face au travail.

 

De ce fait, l’inscription sociale – professionnelle de la psychose est marquée par la différence, par une forme qui diffère des normes de la vie sociale communément admise. Dès lors, le sujet psychotique se voit restreint dans son parcours de vie. Cela ne veut pas dire que le sujet n’en fait pas l’expérience ! Au contraire, beaucoup d’entre eux ont eu une activité salariale ou sont très actifs. Par contre, leurs parcours professionnels sont  jalonnés par des crises mais on dénombre aussi des solutions créatrices, c’est important de le souligner, ces solutions s’avèrent compensatoires, agissent comme des symptômes, à ce titre on peut évoquer le terme de suppléance ;  pour d’autres, ces solutions correspondent plutôt à des bricolages permettant au mieux une stabilité, enfin pour d’autres encore, ces solutions ont un effet catastrophique.

 

Lacan dans le Séminaire Les psychoses, pg 231, évoquera une solution psychotique : « Il faudra que le sujet porte la charge de cette dépossession du signifiant et en assume la compensation longuement dans sa vie par une série d’identifications purement conformistes à des personnages qui lui donneront le sentiment de ce qu’il faut faire pour être un homme ». On est là dans le registre du miroir, le sujet se soutenant de béquilles imaginaires – une image idéale venant se superposer au vide, laquelle, contrairement au fantasme, n’est pas chevillée au corps. Bref, le discours de l’Autre peut soutenir un accrochage imaginaire ou compensation à condition qu’il ne lui soit pas demandé d’avoir à en rendre compte. A cette  première solution imaginaire compensatoire, Lacan va proposer une autre qui tiendra compte du symbolique, via un signifiant « coloré » – via le nom propre par exemple, grâce à ce S1, le sujet va devenir un « le » quelconque (l’artiste, l’agent), l’être du sujet va répondre à l’article qui le définit, et qui le représente par le S1 qui nomme et qui « colore » sa jouissance. Cette « coloration », comme n’importe quel « bricolage », sera toujours fragile, et à l’instar de la première solution, l’objet ne peut pas être séparé, ne peut pas être extrait, juste bricolé, permettant ainsi une stabilisation. Je rappelle que compensation fait couple avec décompensation. La stabilisation est un terme plus avancée, à entendre comme un capitonnage, équivalent à la stabilisation qui se produit au terme d’un travail délirant par exemple. Mais il y aussi une dernière solution qui viendra « suppléer » exactement au signifiant Nom-du-père, mais contrairement à ce que l’on pourrait croire cette  solution ne va plus se faire à partir du signifiant mais de l’objet a. Il s’agit d’une solution « créatrice », mixte de jouissance et de symptôme. Il s’agit de récupérer les chutes symptômatiques pour en faire une possibilité de jouissance reconnue et assumée. Lacan appelle cela sinthome – ce n’est plus la « peinture colorée  » ni le « bricolage » mais une « corde », un objet qui tient solidement les amarres autour d’un vide, le vide de l’objet a qui condense la jouissance. La caractéristique de cette solution « sinthomatique » est sa solidité ; le nœud une fois fait, ne plus se défaire, ce n’est pas le cas pour les précédentes solutions. En résumé, ces trois solutions, compensation, stabilisation, suppléance jalonnent le parcours professionnel d’un sujet psychotique ; ces paradigmes se mettent à jour et sont mis au  travail lors des suivis à l’EPOC. Grâce à la stabilisation et aux suppléances le patient peut tenir à distance la décompensation, pour accéder à un aménagement de son rapport au travail.