Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Accompagner un sujet dans sa singularité : Quelle orientation dans une institution socio-éducative ? » – 2e Après midi de l’atelier “Psychologues à l’oeuvre” – La clinique de la rencontre

Maria NOVAES

AME APO 16.06.2012 VisuelCe travail s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur le rôle du psychologue dans une institution qui accueille des adolescents (13 à 18 ans) confiés l’aide sociale à l’enfance. Maison d’enfants à caractère sociale (MECS), avec pour mission d’héberger les jeunes éloignés de leur famille par décision du juge des enfants et de les inscrire dans un projet individuel, l’institution accueille également des jeunes de 18 à 21 ans, dans un projet de semi-autonomie, en studio.
Dans une institution socio-éducative comme la nôtre, le psychologue ne s’inscrit pas dans le cadre des soins ou d’un suivi thérapeutique. Il lui est demandé d’accompagner les jeunes durant leur passage dans l’institution, ainsi que d’intervenir auprès de l’équipe éducative, afin de leur apporter un éclairage clinique, par un regard décalé qui permette d’aborder les situations dans leur singularité, au-delà des enjeux éducatifs. La première question qui s’est imposée lors de ma prise de fonctions : comment faire avec ce double versant de la mission du psychologue dans une institution ? Quelle écoute offrir aux jeunes, quand il s’agit de travailler auprès de l’équipe visant la transmission ? Quelle position tenir dans l’institution ? Et au-delà de ces missions, comment gérer les attentes, en général celles de comprendre, d’expliquer, de résoudre, voire de guérir ?
D’emblée, le fait de devoir répondre à ces deux demandes, concernant les jeunes et l’équipe à la fois, m’a paru une voie sans issue : on ne peut pas être des deux côtés. Néanmoins, il y a dans l’institution des espaces autres, consacrés aux équipes, de supervision et d’analyse des pratiques, avec des intervenants extérieurs. De même, en ce qui concerne les jeunes, il s’avère parfois nécessaire de les adresser vers les partenaires extérieurs du secteur de soins, dans le cadre d’un suivi en CMP, voire d’une hospitalisation. Ma position était foncièrement entre deux, une position charnière.
Pour répondre à cette double attente, j’ai donc choisi d’assurer un travail d’articulation, ce qui ne va pas de soi. Ecouter les jeunes, accuser réception de leur parole sans rien leur demander, à partir d’une place extérieure à l’équipe éducative, tout en étant capable de lui transmettre les coordonnées essentielles, en quelques mots. Cela me paraissait légitime pour les orienter dans leur intervention éducative, pour inscrire chaque projet et chaque prise en charge éducative dans ce qui est possible pour chaque jeune, suivant le fil de son symptôme. Cela requiert une capacité d’invention quotidienne, le psychologue étant confronté sans arrêt à la demande de compréhension de la part de l’équipe. Il s’agirait plutôt d’éclairer les situations en s’appuyant sur des éléments essentiels concernant un jeune pour mieux s’orienter dans sa pratique.
Avec l’écoute, la transmission semble donc être le cœur du rôle du psychologue dans une institution socio-éducative, afin d’éclairer la pratique des éducateurs auprès des jeunes. Par conséquent, partant de ces éléments, l’éducateur peut intervenir avec le support d’un fil qui l’oriente dans ses interventions. C’est là où je situerais ce travail, en quelque sorte, sous les auspices d’une pratique à plusieurs. Chaque éducateur, ainsi que le psychologue, les cadres, la maitresse de maison, etc, auront la possibilité d’intervenir auprès du jeune non seulement suivant ce fil, mais également depuis la place que le jeune lui aura accordé dans le transfert.
Les jeunes qui ne souhaitent pas rencontrer un psychologue, ou qui du moins n’ont pas encore formulé cette demande, sont interpellés dans leur prise en charge éducative de manière avisée, grâce aux échanges, au préalable, en réunion ou dans des temps informels. Tout en jouant un rôle éducatif, en posant le cadre constitué par les règlements de la maison et les exigences posées par le juge et l’aide sociale à l’enfance, l’éducateur peut exercer ce cadre avec une certaine souplesse, tenant compte de sa singularité et de quelques éléments biographiques, qui l’orientera dans son positionnement vis-à-vis du jeune en question.
A partir d’une vignette, je voudrais présenter une situation où ce travail d’articulation a eu toute sa valeur. Cela témoigne de la nécessité de l’invention en permanence, ainsi que de la confrontation quotidienne à l’exercice de l’écoute, de la formalisation et de la transmission, alliée à la formation, celle-ci étant orientée par la clinique psychanalytique.
C’est cette orientation précisément qui soutient la prise de position dans le cas exposé ci-dessous. La question du diagnostic différentiel s’y avère décisive dans la prise en charge des jeunes et dans la manière de concevoir un projet ou leur réorientation vers une autre institution, si nécessaire. Ce parti pris est issu des réflexions menées par le Champ Freudien à la fin des années 90 autour de la clinique binaire névrose-psychose. Cette discontinuité est ici revisitée pour aborder les psychoses au-delà de la forclusion du Nom-du-Père et d’un phénomène de rupture, le déclenchement. Cependant, Serge Cottet souligne qu’ « une clinique comme celle de Lacan ne procède pas par degrés ni continuum clinique. La structure de la psychose est pourtant masquée par des compensations et des suppléances, compatibles avec le lien social et proches de la ‘normalité’, ce qui brouille les certitudes structurales »(1).
Serge Cottet nous rappelle ici les enjeux de l’approfondissement théorique qui a marqué la conversation d’Arcachon, en 1997, par Jacques-Alain Miller, valorisant la clinique des nœuds pour tenir compte de l’articulation du continu et du discontinu(2). Son importance pratique, dit-il, est « dans la mesure du possible, d’anticiper, de prévoir les ruptures, les crises, les passages à l’acte, là où une apparence de continuité psychologique pourrait les masquer »(3)
Tenant compte de cette orientation, je vous parlerai d’un jeune de 17 ans, que j’appellerai Marc, qui a fait un passage très court dans l’institution, mais qui a exigé de l’équipe un positionnement très précis et délicat.

Un garçon « têtu »
Marc arrive pour l’entretien d’admission accompagné par un éducateur du service d’assistance éducative en milieu ouvert qui passait le relais à ce moment-là à l’aide sociale à l’enfance. Le jeune se montrait très volontaire, nous parlant de manière très posée et bien construite. Il nous a bien expliqué lors de cette première rencontre les raisons pour lesquelles il croyait que son placement n’était pas nécessaire à ses yeux, qu’il préférait basculer directement vers notre service de semi-autonomie, pour les jeunes majeurs, car il était assez autonome. L’éducateur qui l’accompagnait à ce moment-là nous dit que Marc est un jeune homme qui peut parfois être « têtu ».
Le jeune nous explique qu’il veut intégrer la police, c’est la seule chose que l’intéresse en tant que projet professionnel, rien d’autre étant envisageable. Ce projet, il se retrouve néanmoins empêché de le mettre en œuvre car il a commis des infractions auparavant, mais cela « pour de bonnes raisons », dit-il : il aurait fabriqué et porté à deux reprises des faux papiers de policier, avec lesquels il interpellait les gens qui étaient « hors la loi ». Dans le quartier où il habitait, il dit avoir été un infiltré de la police et qu’il faisait « l’indic », ayant même subi de graves représailles de la part des délinquants du quartier. « C’est pas grave », dit-il, « c’est pour que des choses comme ça n’aient plus lieu ».
Marc est suivi par des services sociaux depuis petit. Des problèmes scolaires et dits « de comportement », alliés à la relation conflictuelle avec sa mère ont été à l’origine de plusieurs mesures éducatives à domicile, au long des dix dernières années et, sur ce long suivi socio-éducatif, une seule réflexion de sa part: « on m’a pris pour un con ». Il ne comprend pas le sens de toutes ces mesures, notamment la dernière, celle de son placement, car il pense que c’est sa mère qui a besoin d’aide. Il n’a jamais saisi quelle était sa place dans le malaise familial, pouvant au même temps énoncer que c’est lui l’homme de la maison. De son père, avec qui il a habité pendant les toutes premières années de sa vie, à l’Ile de la Réunion, un seul souvenir : la morsure grave d’un berger allemand, vers lequel son père l’a encouragé à aller, car il était « gentil ». Il en parle avec beaucoup de détachement, mais aussi de manière extrêmement floue.
Dès son arrivée effective au foyer, Marc s’est vite positionné du côté des adultes, non seulement parce qu’il ne ressentait pas le besoin d’être « assisté », car il était « 200% autonome », mais surtout parce qu’il avait repéré des « dysfonctionnements » et il fallait agir. D’un côté il mettait en cause le travail des éducateurs, soulignant de supposées « failles de surveillance », ainsi que des incompréhensions à l’égard de leur rôle éducatif. De l’autre côté, il se sentait poussé à venir dire aux différents éducateurs des « transgressions » de la part des jeunes au sein du foyer. Les éducateurs, ayant voulu le mettre à la place de jeune qui était la sienne, se sont heurtés maintes fois à un jeune qui a été extrêmement touché par leurs remarques, des fois effondré, d’autres exagérément vexé, limite persécuté. D’autres fois, des touches d’une agressivité contenue. Leurs remarques pour lui n’avaient pas de sens, car il était dans sa logique, il ne faisait que la mener jusqu’au bout.
Dans leur travail éducatif avec lui, les éducateurs se sont également confrontés à des difficultés importantes par rapport à ses projets d’insertion professionnelle. Ils ont fait en sorte au début de l’accompagner dans sa démarche d’intégrer la police, mais essayant de le raisonner, à aller vers d’autres types d’emplois ou de concevoir des alternatives en cas d’échec. Des rendez-vous à la Mission Locale et Pôle Emploi ont été mis en place. Rien néanmoins ne pouvait le dissuader de ce choix, non parce qu’il était « têtu », mais parce que ce choix n’était pas dialectisable pour lui. Il était impossible pour lui d’envisager autre chose, sans que cela mette entièrement en question son choix premier. Il ne pouvait pas relativiser, temporiser, ni se projeter dans autre chose, au risque de le déstabiliser.

Un justicier, une mission
Marc se portait comme un « justicier », et dans cette logique qui était la sienne, il est amené à promouvoir cette « justice » telle qu’il la conçoit, partout. Ce jeune, dès l’entretien d’admission, de par la nature de ses propos et de la certitude absolue de ses pensées qui semblaient forger sa vision de monde, me laissait croire qu’il s’agissait chez lui non pas d’un projet, mais plutôt d’une mission.
L’image qui le soutenait par sa tenue vestimentaire (avec des mitaines toujours accrochés à son jean, tel un policier), ainsi que par son vocabulaire également habité par des mots particuliers de ce milieu, faisaient croire qu’il s’agissait là d’une identification qui lui donnait une existence, une identité certes fragile, qu’une fois atteinte faisait vaciller ce monde qu’il a construit pour habiter le vide de son existence.
Il s’agissait donc de pouvoir exercer le cadre et le règlement avec ce jeune, tout en tenant compte des solutions qu’il avait déjà mises en place pour être dans le lien social. Avoir une place n’était pas simple pour lui, quand on tient en compte plusieurs éléments de son histoire qui témoignent de maints épisodes d’isolement, de ruptures, de débranchements, de décrochages. En réunion, on reprenait en détail les situations et leurs interventions, dans l’effort de les ajuster au mieux, à partir des éléments essentiels transmis sur sa problématique. Ce travail d’articulation avec l’équipe a été possible grâce aux éléments que j’ai pu dégager dans les entretiens que j’ai eus avec lui.
Après son admission, je lui avais proposé de venir me voir de temps en temps, faisant attention à ce qu’il ne le prenne pas comme une « nécessité de voir un psychologue », chose qu’il avait d’emblée fait comprendre être inutile, car « tout allait bien, il n’en avait pas besoin ». Lorsque je lui a fait cette proposition, je me suis contentée de lui dire que j’aimerais bien avoir de ses nouvelles, qu’il vienne me dire comment ça se passe au foyer, où il en est par rapport à ses projets, etc . Il accepte et durant ce mois qu’il a passé à l’institution, il est venu me voir à raison d’une fois par semaine.
Cela lui a permis de parler de ce qui était difficile – sans que ça devienne persécutant – dans la collectivité et du fait d’être « soumis », comme il disait, aux règlements de la maison et à la « hiérarchie », ainsi que le fait d’être « assisté ». Il venait parler de son souhait de partir, de son urgence, ainsi que des tensions, des « altercations » et échanges parfois vifs qu’il aurait eus avec les éducateurs. Il venait parler de son incompréhension, cela étant possible dans cet espace qu’il avait repérée comme étant un espace d’échange sans jugement, là où il n’était pas attendu à répondre à des demandes. Le pari était celui de pouvoir, depuis une place tierce, traiter ce qui le menaçait. Ça lui a permis de tenir jusqu’à la fin de son passage par l’institution mais n’a pas été suffisant néanmoins pour l’aider à trouver des solutions plus durables qui puissent l’apaiser.

Les limites face au choix d’un destin
Dès son arrivée dans l’institution, Marc était persuadé qu’il pourrait faire appel à la justice et faire en sorte de pouvoir intégrer la police. Il fait face plusieurs fois à cette impossibilité, car il était inscrit aux fichiers STIC(4), à la suite des infractions qu’il avait commises. Après s’être heurté et confronté lui-même à cette impossibilité, il formule un nouveau projet. Il nous informe qu’il a décidé d’intégrer la Légion étrangère et se met à faire des recherches et à repérer les démarches nécessaires pour cela.
Il est possible d’intégrer la Légion dès l’âge de 17 ans et demi. Il nous fait part donc de son départ dans 20 jours, le jour même où il aura atteint cet âge. D’ici là, il nous restait à l’accompagner dans sa démarche personnelle, choix qui est également inébranlable. La question qu’on se posait désormais était celle de savoir comment l’accompagner au mieux et surtout, comment faire en sorte qu’il tienne durant ses derniers jours au foyer, environnement qui était pour lui source de tension permanente, car le signifiant justicier, n’étant pas suffisant pour l’apaiser, ne pouvait pas le protéger d’un passage à l’acte.
La dernière manœuvre délicate à ce sujet, qui témoigne à quel point il tenait à cette image qu’il s’est forgé pour avoir une consistance, a été la négociation pour l‘achat d’un sac à dos avant son départ. Il avait fait la demande d’acheter le dit objet dans un magasin qui fournit officiellement à la police ce genre de matériel, il en connaissait même l’adresse. L’éducateur lui a refusé d’emblée, car ces achats ne se faisaient pas comme ça ; ça se faisait pendant les courses hebdomadaires, accompagné d’un éducateur et de la maîtresse de maison et dans un budget limité. Il a été outré de cette réponse, déçu, effondré, démuni, dans l’incompréhension du refus objecté à sa demande. Il a donné plusieurs raisons pour cela et des solutions pour résoudre le problème, mais ça a été inutile.
Il a pu me parler en entretien de la manière dont il a été touché par ce refus, me disant qu’il était hors de question qu’on lui achète un « petit sac à dos Hello Kitty à Carrefour », qu’il ne pouvait pas arriver à la Légion étrangère comme ça. Il lui fallait un sac à dos tel quel il l’avait envisagé. « Ça fait partie du personnage », me dit-il.
J’ai pris très au sérieux sa demande. Mais sans vouloir trop faire consister son délire à partir de l’achat d’un vrai sac à dos « de policier », je lui ai dit que peut être on pourrait envisager avec les éducateurs, lors des prochaines courses, de s’organiser pour faire un saut dans un magasin genre Décathlon voir s’il était possible d’acheter un de ces gros sacs à dos pour randonnée et camping (d’allure plus « militaire »). Il n’était pas totalement satisfait de cette réponse, dans la mesure où il n’a pas pu avoir le vrai sac du policier, mais il était apaisé d’une réponse qui avait pris en compte quelque chose qui était pour lui crucial.
Il a fini par partir le matin du jour il a eu 17 et demi. Le départ à la Légion étrangère était source de grande inquiétude pour toute l’équipe, mais face à son choix obstiné, on l’a accompagné sans pour autant être dans l’encouragement, en espérant qu’il revienne vers nous, en cas d’échec ; et avec l’idée que l’effondrement probable dû à ce destin puisse nous permettre de l’orienter vers une prise en charge tournée vers les soins.
Depuis son départ, Marc n’a jamais donné de nouvelles. Par le biais de l’aide sociale à l’enfance, dans une dernière réunion de synthèse, on a appris qu’il avait était renvoyé en raison de démarches médicales en attente, qu’il était revenu chez sa mère, mais qu’il avait déjà choisi son nom de légionnaire, un nom français qui aurait pu être tout à faire ordinaire. Toutefois, le passage de ce jeune par notre institution et son suivi, soutenu par un parti pris d’orientation psychanalytique, nous a permis d’entendre l’homophonie de ce nom avec « héros ».
Cela témoigne donc d’un travail qui n’est pas orienté par la phénoménologie, mais par des signifiants épinglés dans le discours et l’histoire d’un sujet. C’est cela précisément qui est au cœur du travail de transmission, et qui permet de soutenir la position du psychologue comme celle d’articulation, comme réponse possible en institution, permettant de situer chaque prise en charge dans une éthique, celle de la singularité.

(1) « Hypothèse continuiste dans les psychoses », in « L’inconscient de papa et le nôtre – contribution à la clinique lacanienne », Ed. Michèle, 2012, page 155
(2) De ce cheminement, une catégorie en sort, celle de psychose ordinaire, sur laquelle revient Jacques Alain Miller plusieurs années plus tard, dans l’effort d’une formalisation continue. Cette catégorie, qu’il définit épistémique plutôt qu’objective, vient épingler une psychose qui n’est pas manifeste dans le déclenchement, mais dans les « touts petits indices », soit « la manière dont vous ressentez le monde environnant, la manière dont vous ressentez votre corps et dans la manière de vous rapporter à vos propres idées ». Il propose trois « externalités » qu’il situe au niveau social, corporel et subjectif, qui témoignent, dit-il, citant Lacan dans son texte majeur sur les psychoses, des Ecrits, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », de ce « désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet » . J.A. Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto 94-95, 2009.
(3) Cottet, S., Ibid, page159
(4) Système de traitement d’informations constatées