Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Regarder par le combiné

Manon JUITTEAU

Il y a un an j’intégrais l’équipe d’un cabinet de gestion des Risques Psychosociaux – dits RPS – et sa quinzaine de jeunes psychologues. Il emploie des psychologues mais aussi des commerciaux, qui vont démarcher les entreprises qui pourraient être intéressées par nos prestations et nos services. Le Centre d’écoute de ce cabinet est équipé de sept postes avec téléphones et nous recevons des appels d’une variété notable de patients. Les entreprises qui ont ce cabinet comme prestataire paient un service de « médiations téléphoniques », notre numéro est affiché dans les salles du personnel et souvent introduit aux bénéficiaires par les Représentants des Ressources Humaines. Un numéro différent est donné à chaque entreprise si bien que lorsqu’ils appellent, le nom de l’entreprise s’affiche sur notre téléphone. Nous demandons un prénom ou un pseudonyme à nos appelants pour nos archives personnelles et professionnelles et offrons la possibilité de l’anonymat. Lorsqu’un suivi est enclenché, une prise de rendez-vous téléphonique est faite et notre nom est donné au bénéficiaire puisqu’il gardera le même psychologue tout au long de sa démarche.

Les deux vignettes cliniques dont je vais vous parler se situent dans ce Centre d’Ecoute.

Nathalie

Mon premier entretien téléphonique avec Nathalie s’est fait par le biais d’un dispositif spécial de mise en relation avec nos bénéficiaires, puisqu’il inclut des appels sortants de la part du psychologue. Ce dispositif commence par un signalement d’un membre des Ressources Humaines le plus souvent, qui est inquiet pour un de ses salariés. La personne en souffrance est prévenue et a formulé son accord pour que nous l’appelions. Notre travail consiste en une évaluation de sa demande. Le plus souvent la personne dispose d’une demi-dizaine d’entretiens téléphoniques et – si nous considérons que cela peut lui bénéficier – d’autant d’entretiens en face à face avec un psychologue libéral de sa région faisant partie de notre réseau (environ 400 en France).

Nathalie vient de perdre son mari dans un accident de moto, mari qui travaillait pour l’entreprise qui nous fait le signalement. Elle bénéficie de nos services en tant qu’ayant-droit.

La première fois que je l’appelle, elle se trouve aux Pompes Funèbres avec sa mère. Elle était venue ramener les vêtements de son mari et retournait chez elle pour emmener ses filles voir leur père à leur tour. Au vu des nécessités organisationnelles auxquelles Nathalie est soumise et étant donné le délai si rapproché de la disparition de son mari, je lui propose de la rappeler la semaine suivante, lors de mon astreinte, en début de soirée. C’est un horaire qui l’arrange également, ses filles sont couchées dans leur chambre et elle peut parler plus librement. A ce moment-là Nathalie est centrée sur le présent des démarches qu’elle doit accomplir : la concession à la mairie, l’organisation des funérailles etc. L’entretien dure 10 minutes. C’est la première fois qu’elle parle avec un psychologue.

Notre second entretien se passe après les funérailles de son mari et il durera 65 minutes.

Elle évoque l’ambivalence de la mère de son défunt mari à l’égard de celui-ci depuis de nombreuses années et s’interroge sur le refus de sa belle-mère à entrer dans le funérarium. Elle a pu également rencontrer l’agent de police présent sur les lieux de l’accident qui lui a assuré que son conjoint était mort sous le choc et n’avait pas eu le temps de souffrir. Des affaires à lui, tâchées de sang, datant du jour de l’accident lui ont été restituées par la morgue, elle a décidé de s’en débarrasser et ne souhaite pas récupérer son casque par exemple. Elle est venue voir son mari tous les jours au funérarium, mais souhaitait que cela ne se prolonge pas, elle le voyait d’ailleurs changer physiquement et a pu verbaliser son désir de lui dire au revoir. Elle revient sur un mariage heureux et une grande complicité de couple. Elle décrit également sa relation actuelle à ses filles et sa façon de les protéger (depuis l’annonce de la mort de son mari elle et ses filles ont dormi ensemble, au moment de l’entretien elles recommençaient à dormir séparément). Madame dort entre 4 et 5 heures par nuit, ce qui est une nette progression par rapport à l’entretien précédent (plusieurs nuits quasi-blanches). Elle a pu voir son médecin qui lui a prescrit des somnifères. Elle craint leur effet car elle ressent le besoin de pouvoir être disponible pour ses filles à toute heure mais entend qu’elle peut s’en saisir si elle le souhaite, quand elle le souhaite.

J’ai n’ai jamais écouté cette femme avant cet accident, je ne connais pas son fonctionnement en dehors d’un événement aussi lourd de conséquences psychiques, néanmoins je remarque qu’elle semble à l’écoute des besoins de ses filles, qu’elle peut différencier des siens. Elle peut soutenir sa propre ambivalence quant au corps de son défunt mari. Je l’encourage à continuer à se centrer sur ses besoins et ceux de ses filles et de différencier son histoire avec son mari de l’histoire de celui-ci avec sa famille, tout au moins de prendre le temps de ne pas tout de suite s’en occuper.
Je lui propose que nos entretiens laissent place à un suivi au plus long cours avec un psychologue en face-à-face, ce qu’elle accepte. Nous nous donnons rendez-vous la semaine suivante, toujours sur une de mes astreintes en début de soirée afin de poursuivre cette démarche (combien d’entretiens sont disponibles et payés par l’entreprise qui est en contrat avec nous, préférences géographiques de sa part car la mise en lien se fait par nous et c’est moi qui lui trouve quelqu’un.).

La semaine suivante laisse place à un entretien de 45 minutes. Nathalie est mécontente de l’attitude de l’entreprise de son défunt mari. Les responsables de son conjoint avaient attesté qu’ils avaient envoyé une déclaration d’accident à la sécurité sociale mais douze jours après son décès rien ne semble avoir été fait. Elle déplore le décalage dans le temps que ce retard dans les démarches va occasionner. Elle est aussi en colère contre les experts qui lui demandent beaucoup de pièces justificatives parfois au-delà de ses capacités. La selle de la moto détruite par l’accident a été volée avant son transfert à la casse, Madame a dû se déplacer pour attester qu’il s’agissait bien de la moto de son mari et se sent dépassée et révoltée par les raisons d’un tel acte.

Je sens dans ses propos une colère qui est double : la colère manifeste face à des interlocuteurs qui compliquent ou ralentissent ses démarches déjà douloureuses mais également la rancœur de devoir faire tout cela sans son mari, qui me dit-elle « s’occupait des papiers ». C’est finalement le premier espace où son absence se fait ressentir de façon quotidienne et indéniable. Elle se décrit comme soutenue par son entourage tant professionnel qu’amical. Aujourd’hui elle est allée voir une amie esthéticienne et a recommencé à se maquiller. Elle m’indique que ses filles ont remarqué et apprécié ce changement. [D’ailleurs, moi qui ne la vois pas, elle me donne à voir par l’oreille quelque chose de son apparence. La distance de notre échange la met dans une position d’éclaireur, d’autodescription. C’est parce qu’elle a des ressources psychiques solides qu’elle peut se saisir du medium de cette façon et il me semble évident que c’était une condition nécessaire pour que nos entretiens puissent lui bénéficier.]

Je relance la possibilité d’un suivi en libéral en soulignant ce que je remarque d’avancées et de ressources dans ce moment tragique et me propose de l’appeler dans les jours qui suivent afin de lui communiquer les coordonnées d’un psychologue de notre réseau qu’elle pourra voir les cinq premières fois sans payer puis prendra les entretiens suivants en charge.

De quoi s’est-il agi dans nos entretiens ? D’une orientation ? D’une évaluation rapide de sa situation ? D’un suivi ? Y a-t-il eu du thérapeutique ?

C’est en évoquant ce cas que Dario, que je remercie, m’a parlé d’un texte de Lacan qui date de 1945, qu’on peut trouver dans les Ecrits, dont la référence se trouve sur la bibliographie qui vous a été distribuée. Dans ce texte, Lacan s’aide d’un problème mathématique pour identifier trois temps logiques de l’identification : L’instant du regard, Le temps pour comprendre et Le moment de conclure. Il est tentant d’appliquer ces trois temps au cadre temporel d’un suivi clinique. Malheureusement et heureusement, pour vous et pour moi, on ne s’en chargera pas ici. On se contentera d’utiliser cette visualisation pour distinguer ce qui ressort de clinique à la surface de notre travail en institution qui recèle d’autres objectifs que la thérapie à proprement parler.
Globalement, ma pratique en cabinet de RPS concernait principalement L’instant du regard. Un regard qui passe par le téléphone. L’écoute du souffle, des inflexions de la voix, la mise au travail de l’imagination du clinicien (de quoi est entouré le bénéficiaire ? Où est-il ? Est-il assis comme s’il était en face de nous ou dans une posture plus relâchée, propre aux espaces intimes ?), la mise au travail de la description de lui-même du patient, qui peut prendre le relais de l’œil clinicien manquant comme on l’a vu plus haut avec Nathalie. Comme on l’a vu avec elle, l’un des scénarii de suivi « réussi » est une orientation dont on espère qu’elle prendra bien et qu’un travail plus contenu et plus profond pourra se développer. Ainsi notre travail consiste à recevoir une demande, à la travailler et à lui trouver des débouchés de façon à ce qu’elle permette au sujet d’avancer. Et si notre position comporte une part indéniable de frustration clinique, elle met à notre portée une foule de cas de figures où le sujet n’aurait jamais passé la porte d’un cabinet en ville, encore moins de l’hôpital.

D’une certaine façon, on pourrait considérer que le psychologue au téléphone relève du leurre, au sens de la pêche, un appât. Nous partageons également un cadre triangulaire qui répond à trois impératifs : la demande extérieure institutionnelle, la demande du patient et les lignes de notre déontologie.

Madeleine

Le contexte de l’appel de Madeleine est particulier car elle est déjà suivie par une collègue, qui n’est pas au planning du Centre d’Ecoute ce jour-là. Je propose à cette dame de lui donner les prochains horaires de la psychologue à qui elle a déjà parlé plusieurs fois, mais sa problématique semble avoir quelque chose d’urgent. Sa voix est sombre, avec peu de variation, qu’il s’agisse de la déception de ne pouvoir joindre sa psychologue référente ou de la proposition par moi d’un entretien de relais pour la soulager un peu avant leur prochain rendez-vous : elle semble très préoccupée. Elle me raconte donc. Elle exerce le métier d’assistante maternelle et s’inquiète d’une rencontre prochaine avec des parents dont elle redoute des reproches ou une certaine hostilité. Lorsque je lui demande à quel sujet, elle m’explique que ces parents lui ont conseillé, pour aider leur bébé à s’endormir, d’éclater un ballon de baudruche au-dessus de son lit, méthode dont ils se disent eux-mêmes pratiquants. L’idée ne l’a pas séduite et comme elle n’éprouvait pas de difficulté avec le coucher de l’enfant pendant plusieurs mois, elle n’a pas eu à se poser la question et s’est fiée à ses propres méthodes.

Récemment, et comme elle ne parvenait pas à l’endormir, et elle a suivi le conseil parental. A ce moment-là dans mon écoute, je m’attends à ce que Madame lie son angoisse actuelle au fait d’avoir perpétré un acte contraire à ses valeurs à l’enfant qu’elle gardait. Pourtant sa demande concerne sa rencontre prochaine avec les parents où en leur disant qu’elle avait fait comme ils lui avaient conseillé, elle révélerait qu’elle ne le faisait pas avant. Ainsi la culpabilité d’obéir semble s’être transformée en culpabilité de n’avoir pas obéi plus tôt. Lorsque je lui demande comment l’enfant a réagi, elle me dit qu’il a cessé de bouger et tremblait un peu. Son ton trahit plus une immense perplexité qu’un regret direct, elle semble bloquée dans sa capacité de s’identifier à l’enfant dont elle s’occupe.

Je verbalise avec elle le statut potentiellement maltraitant de cette habitude et même si c’est important d’avoir pu le faire, sa demande ne se situe pas là, n’en est pas encore là probablement. Je lui dis que je transmettrai avec sa permission à ma collègue le contenu de cet entretien et renforce la nécessité pour elle d’avoir un espace pour traiter l’entièreté de sa question. Pour finir je lui suggère de se distancier de la règle parentale et de se fier à ses propres instincts quand elle s’occupe des enfants, puisqu’elle est une professionnelle de ce domaine, et qu’elle a sa propre façon de travailler. Notre entretien a duré quatre minutes.