Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Le chemin qui trace et qui transforme »

« Le chemin qui trace et qui transforme »

Marie-Axelle MAREL

Je voudrais témoigner aujourd’hui d’un chemin que j’ai emprunté il y a plusieurs années. Ma licence de psychologie en poche, je devins accompagnante des sujets autistes et psychotiques puis j’obtins mon diplôme d’Éducatrice Spécialisée.

Je vais donc vous parler des connaissances que j’ai apprises autrement dit d’un savoir-faire qui advient au fil de la rencontre avec cet autre qui présente des particularités et donc mesurer, adapter son approche dans cette rencontre qui s’appuie sur ces ressorts que sont : la mesure, la patience et la prudence et qui viennent de la pensée d’Aristote.

Les connaissances apprises dans la rencontre sur le sujet forgent donc la pratique et le savoir oriente la théorie. Je détaillerai d’abord ma pratique d’éducatrice-spécialisée puis orientée par la psychanalyse et soutenue par la supervision. Puis la présentation d’un cas clinique me servira pour illustrer le titre de la première table ronde « L’inhibition comme condition du savoir » ce qui est à inhiber le savoir au profit de celui qui ignore qu’il sait, même si ce « savoir » est encore balbutiant, celui du résident.

Je travaille dans une association qui dépend de la S.A.G.E.P, association de parents qui accueille vingt-huit jeunes adultes autistes âgés de 24 à 32 ans. Il s’agit d’une Maison d’Accueil Spécialisé dite M.A.S.

La mission de l’éducateur est d’accompagner le résident dans ses diverses activités tout au long de la journée, du lever au coucher, pour le stimuler et l’aider à s’inscrire dans son projet d’accompagnement personnalisé afin qu’il apprenne les gestes de la vie quotidienne et donc s’autonomise un peu plus.

Que signifie éduquer ? Le Littré nous renseigne : « éduquer » viendrait du latin ducere qui signifie « conduire hors », élever. Selon le Littré toujours, l’éducation vise à acquérir des habiletés intellectuelles ou manuelles et à développer des qualités morales.

La racine latine ad colligere du mot accueillir signifie conduire vers. Nous ne sommes pas loin de l’étymologie du mot éduquer. L’accueil de la personne autiste est sous-tendu par l’accompagnement proposé par l’éducateur : c’est à dire cheminer avec elle, en tenant compte de ses particularités. Il y a l’idée de rencontre, aller vers l’autre et la laisser venir vers soi.

En effet, ces adultes tutélaires restent repliés sur eux, autrement dit prennent peu d’initiatives et ont donc besoin d’un accompagnement verbal ou gestuel pour réaliser certains actes de la vie quotidienne. L’accueil au quotidien consiste en l’accompagnement du résident dans le groupe et avec le groupe, dans la mesure du possible. Il s’agit de régulation au quotidien car le sujet autiste est dérégulé dans son corps s’il n’est pas soutenu ou bordé par le rythme institutionnel. Ainsi, le rythme les borde et les rassure car il les contient en leur apportant un tempo, une séquence. C’est dans ce rythme que nous observons que lorsqu’il y a une discontinuité, il peut se sentir lâcher et se montrer en souffrance.

Je pense à un résidant qui se pétrifie corporellement, il reste figé car il est en difficulté pour passer d’un temps à l’autre, pour faire lien, la coupure le paralyse. Le travail de l’éducateur consiste alors à le soutenir dans cet intervalle définit par Jabès1 « comme ce qui unit et à la fois sépare ». Cet intervalle constitue pour le sujet une menace, un insoutenable qui est celle du changement. Le sujet autiste prône en effet l’immuabilité au quotidien. La solution trouvée en équipe est que nous sommes partis d’un temps qu’il apprécie et qu’il peut nommer, exemple le mot « thé » il se montre alors souriant : ce n’est pas la préparation de la boisson qui intéresse mais la connexion de la préparation de la boisson et le terme « thé » et surtout qu’il soit porteur de cet acte. Donc entre chaque activité nous lui proposons de se préparer un thé, ce qui permet de faire le lien et ne pas le laisser dans le vide, et lui permet de prolonger un moment partagé avec les autres.

Alors quelles sont les particularités d’un sujet autiste accueilli en M.A.S ? Il recherche l’isolement c’est même un impératif, afin de mettre l’autre à distance. Donc il fait peu de demandes. De plus il se montre mutique le plus souvent et recoure à des stratégies pour se faire comprendre dans ses besoins.

Je fais un pas sur le cheminement, dans ma pratique débutante, je me questionnais qu’est-ce qu’il leur manque ? Et en miroir je me demandais qu’est ce qu’il me manque pour les soutenir ? Alors j’assistais à des colloques, des séminaires autour de la psychanalyse et j’étais déjà en analyse. Mes connaissances s’enrichissaient de par ma participation à ces séminaires et allaient à l’encontre du discours ambiant dans l’institution dans laquelle je travaille qui considère les résidents comme déficients. Je n’ai jamais adhéré à ce discours car il entrave la relation éducative entre l’éducateur et le résident et place l’éducateur dans une position de celui qui sait, position de toute puissance.

Puis, il y eut une rencontre qui fut déterminante dans ma pratique. Un bouleversement s’opéra lorsque je rencontrais un superviseur d’orientation psychanalytique qui fut engagé par l’institution et qui est intervenu durant une année. Sa formation ne fut pas reconduite mais je décidais de poursuivre cette supervision hors des murs de l’institution. Et je proposais aux collègues de partager avec eux les hypothèses de travail qui émergeaient en séances de supervision. Autrement dit nous nous formions ensemble à apprendre, à désapprendre, à ne pas savoir. Car l’éthique de la psychanalyse considère le sujet non pas comme déficient mais comme sujet au travail pour se défendre de son « angoisse ». Et donc celui qui sait c’est le sujet autiste, il s’agit alors pour l’éducateur orienté par la psychanalyse de se laisser enseigner dans le transfert par le sujet dans un premier temps pour ensuite dans un second temps le soutenir dans ses inventions ce qui l’amène à se montrer soulagé.

Cette formation comprend trois temps : Instant de voir, Temps de comprendre, Moment de conclure2. L’observation clinique se construit à l’aide de quatre opérateurs.

Durant l’Instant de voir, il s’agit là d’ordonner en une vision d’ensemble les observations rassemblées selon quatre opérateurs cliniques : la voix, le regard, le corps, et le traitement du corps de l’autre. Il s’agit d’observer la phénoménologie de la production du sujet autiste afin d’identifier ce qui le singularise en tant que sujet mis au travail.

Durant le Temps de comprendre, nous émettons une hypothèse après avoir localisé le détail qui signe la présence du sujet. Nous allons lors de ce temps soutenir comment le sujet autiste œuvre pour se défendre de son angoisse? L’accompagnant peut alors identifier un peu plus ce qui se joue dans son rapport à l’autre, et à son corps, pour aider à le nommer.

Le Moment de conclure, ici s’inscrit l’émergence d’un acte du côté du résident (un sourire, un affect, l’arrêt d’une autoagressivité).

Je vous propose à présent d’illustrer la pratique via un cas clinique.

Diane « la contrôleuse »

Diane vit depuis 2011 dans une Maison d’Accueil Spécialisé, au sein d’un lieu de vie, avec cinq autres résidents. Elle n’a pas accès au langage. Cette jeune femme est âgée aujourd’hui de vingt-sept ans. Elle a évolué depuis son arrivée à la M.A.S et se montre moins violente envers elle et envers les autres.

Trois termes vont nous éclairer, privation, frustration, castration. Je rappelle les trois complexes fondamentaux, écrasés par le complexe d’Œdipe mais les trois sont constituants : le complexe de sevrage implique la privation ; le complexe d’intrusion, (la reconnaissance d’un autre comme rival) implique la frustration et le complexe d’Oedipe implique la castration. C’est comme manque que s’effectue la sortie de chacun de ces complexes. C’est le manque qui se constitue ainsi. Ces trois mouvements s’organisent rétroactivement à partir du troisième, la castration. La privation est réelle, la frustration est imaginaire et la castration symbolique. Dans la privation l’objet qui se réalise comme manquant ne peut manquer que s’il a sa place dans l’ordre symbolique : la privation est réelle, elle se transforme en manque parce qu’elle se réfère à l’ordre symbolique. L’exemple serait celui du livre dont est privée la bibliothèque mais qui manque parce qu’il est référé à un fichier symbolique. Quand un ouvrage nous manque alors qu’on sait qu’il est là, nous nous référons à notre fichier symbolique.

J’ai évoqué ces trois complexes qui structurent la demande pour m’arrêter au complexe d’intrusion, on s’intéresse rétroactivement parce que les sujets du MAS l’esquissent de façon singulière, ce qui montre rétrospectivement les impasses de la subjectivité pour laquelle l’avènement symbolique de la castration ne se réalise pas. Le complexe de sevrage qui conduit inexorablement à la séparation de l’objet primordial, souvent oral, n’est pas non plus constitué. Par l’intrusion il s’agit de constituer la reconnaissance d’un autre comme objet- sujet : un rival lorsque surgit dans la famille un autre (un frère, une sœur par exemple), ceci fait apparaître un conflit et crée cet affect qu’est la jalousie. Justement dans le travail que nous faisons avec les résidents il s’agit de faire émerger via l’attitude de l’éducateur l’attention de l’autre, prodrome de la reconnaissance, ici c’est l’éducateur qui va soutenir l’acte créateur du résident. Je vais l’illustrer ci-après dans le passage que je nomme « le temps de comprendre ».

1 – Instant de voir

a. Traitement du Regard

Diane exerce un contrôle visuel sur son environnement de manière excessive. Rien ne lui échappe. Elle déplace des objets qu’elle ne souhaite pas voir et accepte difficilement le nouvel objet dans son environnement. Elle tyrannise les autres car elle intervient si on la laisse faire sur notre corps. Au début si nous refusions, elle allait jusqu’à s’automutiler c’est-à-dire se mordre la main gauche ou se frapper la tête contre le mur. Elle peut parfois pointer un de ses yeux et dire « mal ».

b. Traitement de la voix

Diane utilise la voix pour prononcer des mots « nini » pour la douche, « egade » pour regarde, ou des mots « porte », « yaourt », « pipi », « non » et « oh oui ». Elle crie, elle hurle pour signifier différentes choses dans la journée qui ne lui conviennent pas et peut avoir des fous-rires également. Elle mange la nourriture coupée en petits morceaux, elle met beaucoup de temps à avaler sa bouchée d’un trait sans mâcher. Diane a subi une trachéotomie lorsqu’elle était nourrisson prématuré. Elle demande plusieurs fois à ce qu’on coupe son alimentation en petits morceaux. Elle crache régulièrement sur les membres de l’équipe.

c. Traitement de son corps

La journée de Diane est rythmée selon ses habitudes. Elle ne déroge jamais à ses rituels qui concerne son corps, comme les consignes qu’elle impose pour l’accompagnement à la toilette ou lors des soins (déodorant, crème corporelle, coiffure). Si l’accompagnant déroge aux consignes qu’elle a établies, elle hurle et se mord voire se frappe la tête contre le mur ou passe à l’acte en violentant l’accompagnant. Diane s’automutile chaque jour, cela se traduit par une morsure systématiquement sur la tranche intérieure de la main gauche, accompagné d’un cri. Ces deux mains portent des traces de morsures, elles sont donc enflées et présentent des cales à l’endroit des morsures. De plus, périodiquement Diane a pu se frapper la tête violemment à plusieurs reprises contre le mur. Elle pouvait se frapper la tête jusqu’au sang. Suite à des frustrations, elle se frappe encore la tête ou lorsqu’elle se rend aux toilettes, elle est souvent constipée. Assise à table, elle se cale le ventre au bord de la table, bien serrée dans sa chaise. Diane porte souvent les mêmes vêtements. Elle est énurétique.

d. Traitement du corps de l’autre

Diane est dans le passage à l’acte sur les nouveaux accompagnants systématiquement et crie lorsqu’une nouvelle personne entre sur son lieu de vie. Elle peut agripper au col, déchirer les vêtements de l’accompagnant, arracher les cheveux, cracher, marcher sur les pieds de l’accompagnant. Et surtout Diane se « permet » d’intervenir sur le corps de l’autre et vient en criant pour déplacer une main ou une jambe de l’accompagnant et modifier à sa guise la posture corporelle de l’autre.

2 – Temps de comprendre

Si nous prenons appui sur ces 4 éléments : le regard, la voix, le traitement de son corps et le corps de l’autre, nous pouvons prendre acte que l’objet regard introduit la prégnance de l’autre dont elle se sert. Diane tient son environnement à l’œil et ne tolère pas le changement. Elle prône l’immuabilité. Ainsi à partir de ces deux traits qui sont : le contrôle visuel et les rituels, nous pouvons poser l’hypothèse d’une répétition à l’identique des mêmes rituels qui viennent la limiter. D’où la nomination de « contrôleuse » que l’équipe lui a donnée. L’équipe a demandé à Diane de l’enseigner sur ces actes, c’est-à-dire la réalisation des rituels qu’elle nous a transmises selon ses consignes. Le contrôle donne au sujet une stature, mais bien entendu, structurante et surtout aliénante, dont les effets comme à l’accoutumé peuvent aller du contrôle à la persécution. Comment faire, sur quoi s’appuyer pour donner moins consistance à la « contrôleuse » et l’aider à ouvrir une voie moins aliénante que celle du regard ?

3 – Moment de conclure

Nous notons une certaine pacification de l’angoisse chez Diane, car aujourd’hui elle ne passe presque plus à l’acte sur l’équipe et nous prend par la main pour faire une demande. Elle se montre plus participative aux activités avec les autres. L’esquisse du complexe d’intrusion se met en place ; l’Autre est là, elle moins prisonnière du regard de l’Autre. Moins persécutée elle accepte mieux que l’Autre puisse être à ses côtés lorsqu’il s’agit de « faire » une demande.

Les inventions de Diane ont un effet, une conséquence dans ma pratique d’éducatrice et dans mon devenir de psychologue. Ainsi, il y a d’abord eu ce désir d’apprendre qui m’a conduite à poursuivre la supervision hors des murs de l’institution, savoir que je dois inhiber dans chaque rencontre avec le sujet qui m’enseigne dans l’ignorance de sa position avec les autres. Mon désir de poursuivre mes études en psychologie est dû en grande partie à cette expérience professionnelle qui est d’accompagner le sujet autiste en M.A.S, sujet gravement en souffrance pouvant s’automutiler ou passer à l’acte sur le corps de l’éducateur. Intervenir en tant que psychologue me permettra de suivre le sujet en souffrance autrement en lâchant le faire et en étant moins aux prises avec le corps de l’autre. C’est le prix que je paye afin de tracer mon chemin qui transforme.

 

Alain, Vanier, « La musique, c’est du bruit qui pense », Insistance 2011/2 (n° 6), p. 14.

2 Lacan, Jacques, « Écrits I », Seuil « le temps logique », p.202.