Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Une ancre indélébile »

« Une ancre indélébile »

Marvin THOMAS 

Introduction

La transition entre la vie étudiante et la réalité de la pratique professionnelle sont des sujets centraux pour tout étudiant. Dans le cadre des études dans le domaine social (et dans notre cas le domaine de la psychologie) la question des acquis et du positionnement face à la réalité du terrain questionne la légitimité et la limite des acquis théoriques. L’étudiant diplômé rentre dans une nouvelle sphère au sein de laquelle un nouveau savoir va se construire progressivement. C’est alors l’adaptabilité et la capacité du jeune praticien à inhiber un savoir théorique pour laisser place à un savoir pratique de terrain qui va définir sa rapidité d’adaptation au sein de cette nouvelle sphère de connaissances. En plus de cette adaptation nécessaire et progressive, le jeune praticien peut connaître de nombreux questionnements autour de sa capacité et sa légitimité à pratiquer. Les problématiques qui se posent alors au jeune praticien pourraient donc être : « Quelle légitimité ai-je à pratiquer ? » et « Comment laisser place à l’intégralité des connaissances à acquérir sans perdre pied ? »

1 – Etre capable et être prêt

Alors qu’il est en phase de transition professionnelle et personnelle, le futur jeune praticien se confronte à un bilan personnel nécessaire : « Suis-je capable et suis-je prêt ? ». Il y a au moment de ce bilan trois possibilités.

Définition « capable » : « Qui a de nombreuses capacités ou qui a la compétence nécessaire pour remplir telle ou telle fonction » (Larousse)

Définition « prêt » : « Qui est préparé, disponible, dans les conditions requises pour telle chose » ou « qui a terminé de se préparer, qui est en état pour sortir, recevoir » (Larousse)

  • Capable et prêt = J’ai les apports théoriques nécessaires à la bonne pratique et je me sens disponible et dans les bonnes conditions pour les mettre en pratique.

  • Capable mais pas prêt = J’ai théoriquement les capacités pour accomplir avec justesse les missions demandées à un psychologue, mais je ne me sens pas disposé, disponible pour les mettre en pratique. Par exemple, un soldat, après avoir effectué de nombreux entrainements est capable d’aller au front, mais il peut ne pas se sentir prêt.

  • Pas capable mais prêt = Je n’ai pas encore l’intégralité des apports théoriques nécessaires à la pratique du métier de psychologue, mais je me sens disponible pour les accueillir et les utiliser.

Au regard de ce que ces deux termes invoquent, il semble qu’un parallèle avec la question de la légitimité soit cohérent. En effet, il semble que le fait d’être capable et prêt relève de ce qui est autorisé à accomplir, et donc à une notion de droit. D’après la définition du Larousse, la légitimité est définie par ce « qui a les qualités requises par la loi, le droit ». Autrement dit, la légitimité renvoi à une notion de droit donné pour l’application ou l’action dans un domaine spécifique. Cette notion de droit n’est pas unimodale. En parallèle de la question du « capable et prêt », il convient d’interroger les différentes légitimités entrant en jeu dans la quête de la bonne pratique du jeune praticien. J’ai choisis de nommer la finalité de ce processus « la sérénité » car c’est ainsi que je ressens ma pratique à ce jour.

Définition sérénité : « État de calme, de tranquillité, de confiance sur le plan moral » (Larousse)

Définition serein : « Qui n’est agité par aucun trouble, qui est exempt de passion, d’angoisse » (Larousse)

La légitimité revient donc à un droit offert à l’Autre pour une pratique donnée. L’hypothèse est donc la suivante : La sérénité serait l’équilibre entre la légitimité externe (droit que l’Autre t’offre dans ta pratique) et la légitimité interne (droit que je me donne à moi-même dans ma pratique).

Exemple de la légitimité externe : Une université ou une école, après avoir proposé un nombre de connaissances théoriques et pratiques, remet un diplôme ou une certification validant les acquis qui permettent d’aboutir (théoriquement) à la bonne pratique dans un champ donné. Autre exemple : Une institution, après examen des acquis validés, des compétences exercées et après un entretien, valide l’accès à un poste au sein d’une structure. De cette manière, l’école et l’institution offre une légitimité à celui qui désire pouvoir pratiquer. Le diplôme et/ou l’acceptation à un poste dit « je vous donne le droit de pratiquer car je considère que vous en êtes capable ». C’est la légitimité externe. Cette conclusion laisse apparaître un lien entre la légitimité externe et la notion d’ « être capable ».

La légitimité interne relèverait donc du droit que chacun se donne à lui-même d’agir dans tel ou tel contexte. Il s’agit là de se questionner de la manière suivante : « est-ce que je m’autorise à accomplir telle pratique ? Est-ce que je considère que les prédispositions nécessaires à la bonne réalisation de cette action accessible en moi ? ». Ces questions internes laissent, elles, entrevoir le parallèle entre la notion de légitimité interne et le fait de se sentir « prêt ». Alors que le début de la vie professionnelle approche, il est possible de se voir dans la situation n°2 (capable mais pas prêt). Dans l’éventualité où la légitimité interne pourrait ne pas être encore assez riche (« je ne me sens pas prêt »), il convient de tenter de trouver des ressources afin de pouvoir plonger dans la pratique professionnelle. Ces ressources se puisent selon moi à travers deux pratiques : la pratique concrète et le travail sur soi.

L’inhibition de ce que je vois et de ce que je pense devoir faire

Comment s’enrichir dans la pratique puisque je ne me sens pas prêt à pratiquer ? Il convient ici de faire le distinguo entre la pratique de formation (stage obligatoire) et la pratique du monde professionnel. Exemple personnel : En 4ème année, je ne me sentais pas prêt mais ma formation me demandait de faire des stages. Le message qui est alors envoyé est le suivant : « Tu as une bases d’acquis théoriques suffisant pour commencer à construire ta propre pratique ». Sauf que dans les premiers temps de ces expériences de terrain, il est difficile de mettre en place sa propre pratique. Deux références guident alors la pratique terrain :

  • L’idéal du psy « ce que je pense que le psy doit faire »

  • La pratique du référent « ce que je vois que le psy doit faire ».

Se met alors en place une pratique chimérique basée sur ce que l’on pense devoir faire et ce que l’on voit, ce que l’on copie pour bien faire. Puis les premières expériences se font et les limites personnelles se font sentir. Ce que je pense devoir faire et ce que je vois peut fonctionner, mais l’équilibre n’est pas total, il manque une spontanéité, une authenticité.

Exemple : conséquences manque de spontanéité et analyse personnelle de la situation : Lors d’un stage en cabinet gestion de crise, j’ai été amené à accompagner mon tuteur de stage au sein d’une entreprise où un événement potentiellement traumatique avait eu lieu. Je rencontre dans un premier temps les premiers salariés avec mon tuteur, puis avec le nombre de demandes grandissant, je suis amené à prendre en charge plusieurs salariés de suite. J’applique à la lettre de ce que j’ai vu mon tuteur faire, notamment un exercice de respirations et de recentrage émotionnel sur l’ici et maintenant, toujours très efficace d’après ce que j’avais remarqué. Arrive la situation d’une femme, 45 ans, qui semble présenter de forts troubles anxieux. Fort des succès de mes précédentes tentatives, je propose sans autre réflexion ces exercices de respiration et de recentrage. Il s’avère que madame présentait également un tableau clinique dépressif important et avait un rapport au corps très anxiogène. Le vide et le rapport au corps suggéré par l’exercice a décuplé ses élans anxieux, ce qui m’a obligé à arrêter très rapidement. Je n’étais rien autre à ce moment qu’une copie de ce que je pensais devoir être et de ce que j’avais vu de mon tuteur.

Dans ce contexte, un travail personnel permet de mettre en lumière ce que je suis et donc les outils personnels que je peux mettre à disposition de l’Autre. De la même manière, une supervision ainsi qu’une analyse des pratiques peut permettre de s’ajuster et de s’approprier une situation, un contexte, une profession. Autrement dit, c’est l’inhibition et donc la mise à mal partielle du psy idéal et de l’exemple du tuteur au profit de ce que je peux proposer personnellement qui va permettre d’aboutir progressivement à une pratique plus personnelle, plus authentique, plus efficace. Cette efficacité va alors donner progressivement plus de valeur et donc plus de légitimité à sa propre pratique.

Nous sommes ici dans un contexte où l’inhibition des bases de l’identité du Moi professionnel permet d’acquérir une connaissance de soi au profit d’une authenticité nécessaire et exponentiellement productive auprès du patient. Cette construction progressive d’une identité professionnelle personnalisée peut être mise en lien avec la construction identitaire et le passage délicat mais nécessaire de l’adolescence.

La construction d’un socle de référence – Une ancre indélébile

L’ensemble de ces acquis, de ces réflexions, de ces évolutions, constitue un terreau qu’il s’agit de pouvoir valoriser avec humilité. Cette démarche consisterait à considérer « l’ensemble de ce que je sais » comme porteur, mais pas comme une finalité en soi. Il s’agit de construire une structure solide et stable pour pouvoir avancer avec sérénité dans un environnement dans lequel il convient de se présenter avec l’idée que « la seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien » (Socrate, philosophe grecque, Vème siècle avant J-C). Il s’agit là de trouver un équilibre entre la force de ce que l’on emporte dans ce voyage et l’humilité de dire que ce bagage n’a pas toute puissance dans cette nouvelle sphère de connaissances que je tente d’appréhender. A la manière d’un navigateur qui irait découvrir un nouveau pays, une nouvelle culture, il convient d’emporter avec soi le nécessaire pour se sentir prêt à cette aventure, tout en laissant de la place pour ce que l’autre a à offrir. Emporter tout ce que qui m’appartient pour le déposer chez l’autre ce n’est pas apprendre, c’est envahir, c’est coloniser. Il s’agit là d’inhiber les connaissances scolaires au profit des connaissances disponibles dans la sphère professionnelle

Ce socle que j’emporte avec moi représente mon bagage à un tournant de mon histoire personnelle et professionnelle. Il est composé de l’essence de ce que je suis à ce jour et représente en même temps le terreau de ce que je prétends être demain. Il est la finalité de ce que je garde de l’avant et le commencement de ce que je veux faire grandir pour demain. Ce socle, à la manière d’une ancre, est empreint d’une grande solidité tout en ayant l’humilité d’admettre qu’elle ne peut pas changer l’environnement dans lequel elle est utilisée. Elle est une référence, un support, une source d’accalmie en cas de besoin mais laisse l’environnement agir selon son bon vouloir. Elle permet d’aborder le voyage avec plus de sérénité car elle suggère une sécurité tout en laissant les courants agir. L’ancre indélébile, c’est ce savoir complexe entre ce j’ai appris, ce que je sais de moi et ce que je dois accomplir qui permet alors de parcourir une nouvelle sphère où l’on ne sait rien, où tout est à découvrir. Construire une ancre indélébile, c’est inhiber les connaissances apprises jusqu’alors et en faire une synthèse pour laisser l’espace libre aux connaissances disponibles dans la nouvelle sphère que nous prétendons découvrir. Il s’agit d’une sécurité, un peu à la manière du « pot au noir » de Winnicott. C’est un espace de navigation situé entre les 2 hémisphères dans laquelle « on ne sait pas de quel côté le vent va tourner, et s’il va y avoir du vent ». L’expression « pot au noir » est également employée au 19ème siècle au cours du jeu de « Colin Maillard », lorsque celui qui a les yeux bandés risque de se cogner, de se faire mal. Par extension, il désigne une situation pas claire, un peu scabreuse et dangereuse, dans laquelle on se doit de s’aventurer, le tout en ayant une sécurité.

Conclusion

Le jeune psychologue rencontre dans les derniers instants d’études et les premiers instants de pratique de nombreux questionnements et de nombreux changements. Ces questionnements peuvent amener à se demander comment être légitime dans sa pratique. Il semble que la question de la légitimité se réfère à deux vecteurs : un vecteur interne et un vecteur externe. La légitimité externe serait symbolisée par ce que l’Autre m’autorise à accomplir, ce qu’il me dit capable de faire (via les diplômes, emplois) tandis que la légitimité interne est symbolisée par ce que je m’autorise à accomplir, ce que je me sens prêt à faire (via un travail sur soi, une découverte de sa pratique personnelle, les supervisions). Ces deux légitimés tendent à s’équilibrer afin d’aboutir à une pratique sereine, basée sur une ouverture totale à l’Autre tout en ayant une base solide comme point d’appui. Ce point d’appui, comparable à une ancre marine, est composé d’éléments suffisamment solides et stables pour permettre une excursion dans un domaine ou un environnement où l’on ne sait rien et où tout est à découvrir. Il s’agit d’une ancre indélébile composée d’une synthèse des connaissances passées, des connaissances de soi et des capacités acquises. Ces connaissances resteront ancrées pour toujours et ont vocation à représenter la solidité et l’humilité dans un contexte où l’intégralité des connaissances à acquérir vient de l’Autre et de l’environnement.

Ainsi Le jeune praticien doit pouvoir combiner légitimité interne et externe afin de pouvoir favoriser une pratique sereine et authentique et il doit pouvoir construire un socle de référence suffisamment solide mais discret pour laisser place à l’ensemble des nouvelles connaissances qui l’attendent dans la sphère professionnelle qu’il tend à découvrir. L’inhibition est condition du savoir. Aristote, dans La prudence chez Aristote disait : « C’est par l’apaisement de l’âme après l’agitation qui lui est naturelle qu’un sujet devient savant et connaissant » (Aristote, Physique, Livre VI, chapitre 6, p.54.) C’est en explorant un environnement avec l’idée que l’on ne sait rien, mais en emportant le nécessaire pour se raccrocher au principal, que l’on s’offre authentiquement aux connaissances disponibles dans cet environnement.