Le sujet qui intéresse la psychanalyse se constitue par la frappe du langage en tant qu’effet de signifiant – versant symbolique – mais porte sur lui l’empreinte de l’objet perdu, sur un bord plus réel. L’opération d’entrée dans le registre du signifiant produit un reste, un objet nommé par Lacan a, qu’il reconnaîtra comme sa seule invention. Cet objet cause, comme tel sans visage, est une abstraction et en même temps un bout de réel, lettre fondamentale de l’algèbre du désir que Lacan s’efforce de réduire à une écriture. Le sujet de l’inconscient est pour partie logé dans ce a d’où il s’est extrait autant qu’il l’a perdu – objet du corps et d’une jouissance première qui ne se laisse pas totalement réduire par le symbolique.
Cet objet, manquant de structure, trouve sa place dans la formule du fantasme comme pendant du sujet barré, séparé de lui par un poinçon qui marque leur liaison et leur écart, leur interdépendance et leur équivalence mais en mode alterné. La formule du fantasme inscrit la façon dont le sujet s’intrique à cet objet manquant et y prend appui pour constituer sa réalité. S barré est ainsi coupure de a ; a divise le sujet.
Le fantasme a pour fonction de voiler le réel et de rendre la réalité praticable. Pour autant, le sujet, y compris névrosé, n’est pas à l’abri de moments de vacillement où se profile un autre mode de rapport à l’objet : collage et continuum plutôt que séparation et logique du manque. L’objet s’érige alors au premier plan et écrase le sujet, tenaillé par l’angoisse. Il arrive ainsi que certains sujets se présentent chez l’analyste encombrés de leur jouissance plutôt qu’embarrassés d’un symptôme, la dialectique du désir cédant la place à l’inertie mortifère de la répétition.
Comment faire une place au sujet débordé par sa jouissance et un trop plein d’objet, et le ramener à la logique du signifiant qui seule supporte son existence dans le symbolique ?
Arrêt sur image : le sujet pris au piège du fantasme
C’est à cette question que j’ai été confrontée en rencontrant Fabio, un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il se présente en proie à des pensées obsédantes accompagnées d’une angoisse intense qui dure depuis plusieurs mois. De façon un peu inhabituelle, il déballe ses fantasmes dès notre premier entretien ; dans son cas, plutôt qu’un symptôme, c’est bien l’insistance incontrôlable de son imaginaire érotique qui fait l’objet de sa plainte. En fouillant dans le téléphone de son petit copain, il a découvert que celui-ci avait eu une aventure avec un autre, que Fabio lui-même avait dragué sur les réseaux sans obtenir de le rencontrer. Depuis ce jour, la pensée d’une relation sexuelle entre ces deux hommes l’absorbe tout entier. Le temps s’est arrêté à cette séquence imaginaire qui le tient captif.
Jacques-Alain Miller a souligné, en début de cure, la dimension « statique » du fantasme par rapport au symptôme, et leur répartition sur deux versants hétérogènes – le symptôme appelant le déchiffrage symbolique de l’inconscient, référé à l’Autre du langage, alors que le fantasme se caractérise par un certain degré de « transparence subjective » : le sujet qui se présente sur le théâtre imaginaire ne se produit pas comme effet de signifiant, ainsi le fantasme ne se laisse-t-il pas entamer par l’interprétation et suscite plutôt une déferlante imaginaire.
C’est ce qui se passe pour Fabio. Situation de départ : en couple « libre » avec un garçon de son âge, Nicolas, à qui il dévoile un jour toutes ses aventures en l’incitant implicitement à en faire autant. Il cherche à voir « un autre visage » de son copain. Ce beau garçon l’ennuie un peu, et il trouve un regain d’excitation à l’imaginer en train de faire l’amour avec un autre. Ainsi, ce qu’il découvre en fouillant dans son téléphone répond strictement à son désir – et c’est bien là le problème. Devant la conversation qui se déroule sous ses yeux, fantasme et réalité entrent en collision. Fabio décrit le surgissement conjoint de l’angoisse et de l’excitation sexuelle. Ce qui était à désirer, en se réalisant, vient « compléter » le sujet : le manque manque.
L’image de ces deux hommes en train de faire l’amour devient le support exclusif de séances de masturbation solitaires – façon de récupérer une place dans la séquence, du côté d’une jouissance pseudo perverse. Cette solution échoue bien entendu à le libérer de l’angoisse. Fabio peut dire que ce qui l’excite, c’est de s’imaginer à la place de son copain, en position passive, voire même « dégradé », place qui dans la réalité le rebute. Au moment où la séquence fantasmatique se réalise, Nicolas qui le représentait imaginairement n’est plus que lui-même, l’écart offert par le fantasme s’écrase, et Fabio se trouve réellement exclu quoique libidinalement fixé à cette représentation.
Après avoir obtenu des aveux de son copain, qui concède avoir couché une fois avec ce « type », il cherche à lui extorquer un maximum de détails. Le savoir qui est en jeu dans les interrogatoires auxquels il le soumet et qui envahit les séances est tout autre que celui qui intéresse le « sujet supposé savoir », il reste collé à la pulsion scopique. Sa quête porte en effet sur ce qui s’est passé et non pas sur ce qui lui, dans cette séquence, l’intéresse.Ce qui le hante est la jouissance en jeu entre ces deux hommes jeunes, grands, beaux, qu’il s’imagine parfaite, inégalable, une jouissance hors castration dont il se trouve exclu.
L’homme qui prend sa place auprès de son copain se caractérise comme celui qui n’a pas voulu de lui – refus qui vient le faire vaciller au plan symbolique, ce qui impacte l’imaginaire. Il m’expose le défaut dont il se sent frappé au plan corporel, déplore son allure gracile, le « peu de place » qu’il occupe dans l’espace, la calvitie qui le guette, et lorgne avec envie les êtres supérieurement phalliques qui pullulent à Paris, ce peuple de géants à l’implantation de cheveux parfaite, aux corps volumineux. « Je voudrais les ingurgiter pour avoir leur tête… m’en revêtir, devenir eux ! » Cette atteinte imaginaire n’empêche pas une sexualité active dans laquelle il trouve satisfaction, voire cherche une issue, en multipliant les rencontres érotiques, à défaut de coucher avec « le type » qui continue de ne pas lui répondre. On sait que le corps du stade du miroir se distingue du corps libidinal. Dans le cas de Fabio, la vitalité désirante qui l’anime n’empêche pas qu’il se représente son corps comme « atrophié », entamé – un corps resté à l’état d’enfance. « Les névrosés sont restés à l’état infantile de leur sexualité ou y ont été ramenés (1) », écrivait Freud dans ses Trois essais.
C’est tout cela qu’il me relate au fil de nombreuses séances toutes envahies par cette actualité interne brûlante, d’où nous avons beaucoup de peine à décoller. La difficulté à travailler avec cela est que nous sommes en deçà d’un symptôme, qui viendrait articuler un conflit et présenter une question, donc un discours certes sans paroles mais quand même discours. Ici, c’est la jouissance qui s’étale, jusque dans la forme ornementée, baroque, qu’emprunte son propos richement métaphorique, et qui s’emploie à décrire – de façon très expressive et pas sans style -, la tournure de ses pensées obsédantes.
La cure débute de façon singulière en anglais – alors qu’il m’a spécifiquement été adressé pour qu’il puisse parler sa langue maternelle. Il est arrivé en France depuis quelques mois. C’était l’idée de la collègue qu’il a consultée dans un premier temps et pour qui l’habillage anglophone venait entraver un véritable accès à la parole. « Je suis né et j’ai grandi sur Internet », m’explique-t-il. « L’anglais c’est la langue de l’imagination, de l’autodétermination » – du narcissisme. Un certain « malaise » s’attache à sa langue maternelle qu’il est d’abord réticent à employer avec moi.
Dans un premier temps de nos rencontres, il me met en place de spectatrice embarquée avec lui plutôt que de sujet supposé savoir. Alors qu’il vient pour se débarrasser de ses obsessions, il ne semble pas prêt à céder quoi que ce soit de sa jouissance. Nous nous égarons dans le théâtre imaginaire qu’il déploie, dans un trop plein d’objets qui se redoublent en miroir et où il ne figure que comme regard. Comme il le déplore, le « type » est devenu le personnage principal de sa propre vie.
Je lui soumets l’hypothèse qu’à travers cette séquence obsédante il est à la recherche de quelque chose – façon de mettre en jeu l’objet a, d’introduire une perspective, de décompléter la scène. Je tente ainsi de faire une place au sujet manquant, sujet de l’inconscient qui est celui qui nous intéresse, celui dont l’analyste peut se faire le partenaire, au sens de corrélat. Ce petit forçage opère et produit une forte accroche transférentielle, ainsi qu’une mobilisation subjective. Dans les suites de mon intervention, il s’interroge : « Where am I in this fantasy ? »
« Where am I in this fantasy ? » Vers la réduction au symbolique
Cette question désigne le sujet dans sa dimension fuyante, évanouissante, pulsatile – à quoi l’assigne sa prise dans le signifiant – et pointe qu’il y aurait peut-être une place à repérer, sinon récupérer. Dans la déferlante imaginaire, des signifiants insistent, se précisent, vers une expression épurée du fantasme : dans sa quête érotique, Fabio cherche à être « choisi », « validé ».
Voici en somme un sujet qui guette – comme tout le monde – sa vérité, sa cause, dans le désir de l’Autre. Dans son cas, cette recherche prend la forme d’une dérive dans le champ des applications de rencontres du monde homosexuel. Que s’agit-il de valider ? Sa propre sexuation, son être masculin, qu’il ne cherche pas dans l’assomption de sa dynamique désirante mais dans l’ordre imaginaire, sur une ligne aa’ qui vise la reconnaissance dans et par le « même ».
Avec le repérage de ce signifiant, « validé », une ouverture se fait dans les séances vers un autre temps, brèche dans le présent perpétuel de la jouissance. Fabio me raconte, au cours d’une séance dont il repère aussitôt l’importance, le contexte de sa venue au monde. Son père a quitté sa mère quand il avait quelques mois, ayant appris qu’elle avait une liaison avec un autre homme. L’opprobre a été jeté sur cette femme, sa propre famille s’est détournée d’elle, et elle s’est retrouvée à élever seule ses enfants. Le couple avait déjà eu un premier garçon, qui lui a gardé des relations avec le père. Fabio a fréquenté son père de loin en loin mais « on ne se connaît pas », dit-il, tout en précisant que c’est « la personne qui lui ressemble le plus au monde ».
Dans ce contexte d’absence du père réel la relation à la mère a suivi une trajectoire classiquement freudienne. L’exposition au désir de cette mère « inassouvie », abandonnée par son mari puis son amant, a signé pour Fabio l’entrée précoce dans la sexualité – « je n’étais pas prêt », dit-il. Mais l’être parlant l’est-il jamais ? La dimension nécessairement traumatique du sexuel se thématise chez lui autour de la figure de la mère hyper sexualisée, connotée par la « faute », ce dont il retire le sentiment de porter sur lui une « tache » et le soupçon d’être un « pervers ». Fabio est passé d’une fixation à la mère à laquelle se sont accrochées ses premières, très intenses, impressions érotiques à une identification qui, au tournant de la puberté, l’a mené vers un choix d’objet masculin. En séance, la figure de ce père qu’il perçoit comme « méprisant » se superpose à celle du « type » qui le hante. Ce dernier s’étoffe de signifiants nouveaux : « l’homme qui ne répond pas », mais aussi « le juge suprême » qui seul pourrait le « valider » dans son être masculin. C’est en résonance avec la question paternelle que la séquence « traumatique » s’impose à lui comme lieu de vérité – équivalent de scène primitive qui le confronte à un père réel.
A chercher sa place dans le désir de l’Autre Fabio ne fait que répéter son éjection hors de ce désir. Sa position subjective d’inféodation au père imaginaire l’entretient dans l’illusion d’une Autre garant du phallus qui lui épargne/empêche l’assomption symbolique de la castration tout en le renvoyant à son état d’infériorité : « On ne m’a pas appris à être un homme ». ll s’agirait pour le fils d’être adoubé par le père : « Je te choisis, je te protège, et je te valide en tant qu’homme. » L’éloignement de son père et ce qu’il interprète comme son « mépris » le renvoient à une carence de la signification phallique, mais le rangent-ils pour autant du côté de la forclusion ? Je laisserai la question ouverte, l’interruption prématurée de la cure ne m’ayant pas laissé la possibilité de trancher quant à la question de la structure.
Derrière l’écran du fantasme, Fabio rencontre le manque à être, qu’aucun objet, qu’aucune identification ne comble. Il déplore son incapacité à « incarner le masculin » comme un effet du rejet paternel là où c’est l’introduction du signifiant dans le réel qui empêche le sujet de coïncider strictement avec lui-même y compris en termes de sexuation – hormis dans des moments d’éclosion délirante. Le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, il ne l’incarne pas.
Un rêve, dans lequel il quitte son père « comme on quitte un amoureux », laisse augurer une amorce de séparation. En séance, il est davantage question de lui, de son désir, pas seulement dans le registre sexuel, de son sentiment d’exister – ne se sentant jamais aussi bien et « vivant » que lorsque, au gré de ses aventures (toujours très actif sur les applications), il « sort des radars », embarque dans des trains de banlieue jusqu’au terminus, se perd dans des « non lieux ». Façon de proclamer son être au monde au point où se profile son rapport à la mort ? Une poétique du sujet prend corps dans nos entretiens.
Pour autant, la cure tourne court, et ce qu’il identifie comme « l’entreprise titanesque de se rendre orphelin » n’arrive pas à son terme. Au retour d’une longue interruption estivale, il vient m’annoncer son souhait de faire une « pause ». Pendant l’été, son grand-père paternel, qu’il avait peu fréquenté, est mort. Il s’est séparé de son copain et a décidé de « s’occuper de son corps » : il essaye de prendre du poids, s’est inscrit à la salle de sport, suit un entraînement. En somme, il n’est plus temps de parler. La question narcissique, restée irrésolue tout au long de son parcours avec moi, finit par avoir raison de son désir de savoir.
En conclusion, quel gain pour ce sujet à l’issue de cette cure prématurément interrompue ? Le fait de s’engager dans la parole, de retrouver sa place dans l’énonciation, permet à Fabio de sortir du moment de crise qu’il traverse et de redevenir « le protagoniste de sa vie ». Dans les séances, l’emballement imaginaire a cédé, son désir se remet en route, de façon un peu erratique, et peut se porter vers de nouveaux objets, y compris professionnels. Il se met même à parler un peu français…
Ce qui a opéré est aussi ce qui fait point d’arrêt : le transfert, comme le souligne Lacan, est le moteur de la cure autant que le lieu de la résistance. Fabio se présente d’emblée dans une demande d’amour – dans les séances comme dans la vie, il s’agit d’être validé, d’attraper mon désir plutôt que mon savoir. C’est un point de départ intéressant, mais nous aurons du mal à nous en dégager. Tout au long de son parcours, l’ouverture au savoir est en concurrence avec la demande d’amour. Ainsi, dans l’après-coup des séances consacrées au père, qui nous éloignent de l’actuel et tranchent dans la jouissance, il me dit s’être senti « le patient de l’année », quoiqu’il ait oublié tout ce que nous nous étions dit !
C’est toute la question du désir de l’analyste, probablement pas assez évidé de mon côté dans cette situation qui me confronte pour la première fois dans le cadre d’une cure à ma langue maternelle – effet de retrouvailles qui m’attrape dans un désir un peu trop incarné, qui n’est plus tout à fait, ou plus seulement, celui de l’analyste.
Notes
- S. Freud (1905), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, G.W. V,Frankfurt a.M., S. Fisher, p.65 ; trad. Franç. : Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 80