Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Corpsification et consistance du corps – 43eme soirée : Que veut dire avoir un corps ?

Dario MORALES

Pour présenter la soirée je poserai la question de la consistance du corps ? L’homme à la différence des autres espèces se distingue par le fait qu’il a un corps qui est traversé par la parole. Cela a des conséquences. D’un côté le corps est distinct de l’organisme et du fonctionnement instinctif et de l’autre le corps de l’homme porte jusqu’à se singulariser radicalement du fait de porter des traces de sa rencontre avec la parole, qui vient souvent perturber son fonctionnement, sous la forme d’affects et de symptômes. Le corps a ainsi trois dimensions, symbolique, imaginaire et réel dont le nouage donne à l’humain le sentiment d’avoir un corps. Cette propriété qui fait qu’un corps prend une réalité, une consistance, Lacan la nomme corpsification. L’artiste argentin – italien Lucio Fontana ; je cite le commentaire de Barbara Hess dans l’ouvrage publié chez Taschen : “Si dans une surface plate, une feuille de papier, l’on fait des perforations, le matériau produit des rebords au bord des trous ; et si la lumière tombe latéralement, elle jette des ombres à la surface du tableau”, cela suggère que produire une brèche à la surface de la feuille lisse, revient à créer un volume et qui dit volume dit créer du corps. Autrement dit, la brèche à la surface de la feuille fait apparaître le corps avec son cortège pulsionnel, mais aussi son ombre, car si l’on fait tomber la lumière latéralement, les contours surélevés des bords, jettent des ombres sur la surface de la feuille. L’ombre semble alors coller aux bords de la surface. Or l’ombre n’a pas la même nature que les rebords de la feuille. Narcisse se reconnaît dans l’image spéculaire que lui renvoie son reflet mais point dans son ombre. Car l’ombre d’une image renvoie à l’image incertaine, sorte de simulacre ou de négatif du corps devant la lumière. L’ombre est une seconde nature, détachable du corps et pourtant en apparence inséparable du volume du corps, des trous et des contours du corps. Le corps, la corpsification crée une ombre, inséparable du corps mais la pathologie démontre que la présence de sa projection peut parfois se dissocier de la présence du corps : à l’absence physique du corps (le soleil) répond la présence de sa projection ombragée. Car l’ombre devenant autonome peut finir par porter atteinte au corps ; regardez le bonhomme de Chanel qui s’en prend à son ombre qui ne semble pas le menacer ! Mais en tout cas, ce que je voulais rajouter c’est que perdre son ombre c’est aussi perdre la présence de son corps.

Le corps a ainsi trois dimensions, symbolique, imaginaire et réel dont le nouage donne à l’humain le sentiment d’avoir un corps. Premièrement le corps n’est pas l’organisme. Il y a corps lorsque l’organisme vivant incorpore l’organe du langage. Autrement dit le corps est le résultat du traitement de l’organisme par le symbolique. En effet, l’infans est incapable de survenir seul à ses besoins, il est dépendant totalement de l’Autre. A partir des échanges, l’Autre lui signifie ce qu’il est comme humain trouvant pour lui les mots qui désignent les fonctions de ses organes. Ce passage de l’organisme au corps implique l’élévation de l’organe au rang de symbole ; du coup, l’organisme par les mots devient un corps mortifié. L’effet de cette incorporation signifiante consiste à négativer ou à mortifier l’organisme et ses chairs : le corps devient ainsi incorporel. Bref, c’est ce corps pris dans le jeu signifiant, que le clinicien rencontre dans le symptôme, par exemple, hystérique, les traces d’une anatomie purement fonctionnelle, d’une parole empêchée (refoulée). Et c’est d’avoir incorporé le symbolique que cet organisme devenu corps prend une réalité, imaginaire, donc, une unité illusoire, mais une réalité quand même, une unité ou une dualité unique, équivalente au corps du roi par exemple à la fois symbole du corps social et en même temps chaire humaine.

Deuxièmement, l’image du corps. Lacan en s’appuyant sur l’étude des psychologues et les observations des éthologues avait décrit le stade du miroir, sorte de carrefour structural dans la construction du corps. On évoquera à ce propos, la conquête par l’enfant de son corps, de la jubilation de voir constituer l’image du corps avant que ne soit constitué le schéma corporel, d’où un décalage, une anticipation, qui fait de l’image du corps une expérience leurrante. L’effet de cette expérience se traduit par l’adoration – narcissique, à son image qui lui procure la fiction d’unité du corps – même s’il y a un reste à cette imaginarisation, l’objet « a » non spécularisable. Inversement un affect ou tonalité dépressive peut parfois traduire l’instabilité de l’image spéculaire.

Troisièmement, Freud a eu le génie d’inventer une notion, la pulsion, qui s’établit entre l’appareil physiologique et l’excitation que perçoit le sujet, (p. 265). Pour Freud, la source de la pulsion correspond à la partie de l’organisme dans laquelle s’origine la pulsion. Lacan radicalisera la formule puisque il en fera de la zone dite érogène le lieu de l’écho dans le corps du signifiant. Autrement dit, la pulsion est un effet au niveau du corps, c’est-à-dire de l’organisme symbolisé, d’une parole. Lacan propose ainsi un renversement dans la causalité : l’origine du processus pulsionnel n’est plus définie par l’excitation provenant de l’intérieur de l’organisme, mais dans le champ de la parole et du langage. Le lieu de la pulsion est le corps et non l’organisme, « lieu d’une réverbération d’un dire ». En gros, la sensibilité du corps est affectée, par le signifiant qui correspond à la zone érogène isolée par Freud. Du coup, il nous rappelle que les lieux privilégiés de la pulsion sont les zones de bord, les ouvertures, et que l’émergence de la pulsion est solidaire de la cession d’un morceau du corps corrélé à la demande de l’Autre (c’est le cas du destin de la pulsion orale et anale), Lacan en a isolé deux autres objets : la voix et le regard. Lieux où se localise et se condense la jouissance.

Enfin pour terminer cette présentation, la clinique rencontre les troubles du corps, autant de versions du corps souffrant qui embrouillent le sujet. Le corps perturbe les fonctions du quotidien, digestion, respiration, sommeil, sexualité, etc. ; mais la clinique met également en perspective ces affects du corps à entendre comme autant de modes de jouissance, ces phénomènes se lisent selon le rapport que le sujet entretient avec le langage et à son corps, moyennant quoi il devient possible d’ordonner la topologie des manifestations selon que cela affecte le symbolique du corps, l’imaginaire du corps ou le corps réel. Est-ce que ces phénomènes traduisent un autre type de nouage du SRI ? Est-ce que ces phénomènes permettent-ils au sujet de garder son corps ou signent-il la faille ? Enfin, ces phénomènes sont-ils susceptibles d’être modifiés par la parole ? Sont-ils transitoires, permanents ? Relèvent-ils du refoulement au sens freudien ou peuvent-ils être qualifiés de sinthomes, de suppléances ? Autant de questions pour lesquelles nos invités essaieront à partir de leurs cas, d’apporter une nouvelle compréhension ; en tout cas, ces questions illustrent simplement que l’appareillage singulier de chaque corps, l’usage singulier de chaque corps interrogent la clinique.