Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’hyperactivité de Matéo : la question de la structure

Karine JOGUET

J’emploierai le terme d’hyperactivité dans le sens d’une agitation, d’une excitation, d’une jouissance à travers le mouvement, ce que je rapprocherai de l’instabilité psycho- motrice, même si le terme apparaît désuet aujourd’hui. Chaque trouble s’inscrit dans une histoire singulière, il est un symptôme que l’on ne peut limiter à une nosographie mais plutôt considérer comme inhérent à une pathologie plus large. Avant de comprendre le symptôme, il faut d’abord tenter de s’affranchir du désir de vouloir tout maîtriser. Il y a à reconnaître cette souffrance qui ne sait pas se dire autrement. L’enfant dont je vais vous parler, Matéo, présente une personnalité que l’on pourrait caractériser de prépsychotique. Son agitation permanente, sa difficulté à être attentif aux mots, au sens, à apprendre à lire, signe sa difficulté à être dans le symbolique et du même coup, à se plaindre d’une souffrance. Je vais commencer par présenter l’histoire de Matéo, puis tenter d’en dégager des hypothèses étiologiques pour comprendre ce symptôme d’instabilité.

La construction de mon savoir sur Matéo s’est élaborée au fil du temps et continue d’évoluer, ce qui produit des effets dans le transfert. Je vais essayer de rendre compte de nos cheminements à l’un et à l’autre dans le déroulement de la cure.

Matéo va avoir 8 ans dans un mois, il est accueilli à l’I.T.E.P en internat depuis un an et demi, à l’âge de 6 ans et demi. Je le suis en psychothérapie depuis cette date à raison d’une fois par semaine et j’ai pu augmenter le rythme des séances à deux fois par semaine depuis février 2015.

Matéo est le fils unique de ses parents, qui étaient âgés de 21 ans quand il est né. Sa mère a découvert qu’elle était enceinte à 4 mois et demi de grossesse. Elle dit que sa grossesse a été un moment magnifique, où elle n’a jamais été aussi bien. Pourtant, enceinte, elle a subi un certain nombre de pertes. Elle a été licenciée de son poste de serveuse dans un restaurant, où le père de Matéo travaillait également comme cuisinier, et ils ont perdu le logement que l’employeur leur mettait à disposition. La grand-mère maternelle a refusé de les héberger, car elle considérait qu’elle était trop jeune pour avoir un enfant et qu’elle devait être mariée. La grand-mère paternelle les a recueillis et Matéo est né à terme dans de bonnes conditions. Il était un bébé plutôt calme.

Sa mère situe le début de ses troubles à deux ans, à la halte-garderie, après une séparation avec elle, où il a hurlé pendant des heures, bavant, avec les yeux révulsés. Cela s’est reproduit et il s’est mis à taper les autres enfants. Elle a alors consulté un psychiatre au CMP lorsqu’il avait 2,5 ans. Les troubles du comportement s’aggravent à la maison, où il ne tolère pas la frustration, il devient auto-agressif (se griffe) et hétéro-agressif avec sa mère. Ses difficultés de régulation motrice perturbent également sa vie à l’école. A 4,5 ans, Matéo est hospitalisé d’urgence à Sainte-Anne, suite à un rendez-vous pour une chondrite à l’oreille, où il fait une crise clastique qui a nécessité l’administration d’un sédatif. A l’hôpital, il effectue un bilan psychologique qui met en évidence un indice d’hyperactivité au-dessus de 70% de celui des enfants de son âge. Son quotient intellectuel est hétérogène avec un QI total peu représentatif de son fonctionnement, invalidé par ses difficultés à appliquer les consignes. Un traitement médicamenteux à base de méthylphénidate est proposé, mais il n’apparaît pas efficace, car il aggrave les conduites de mise en danger de Matéo. Une observation en Hôpital de Jour ne conclut pas à son admission, en raison de ses troubles comportementaux trop importants. Un traitement par Risperdal est mis en place et se poursuit jusqu’à présent. Une aide éducative est proposée à ses parents, afin de les accompagner face à leurs difficultés à la maison. Matéo est exclu de son école en grande section et une nouvelle hospitalisation à Sainte-Anne a lieu durant plusieurs semaines, afin de travailler un projet d’internat thérapeutique, les parents étant de plus en plus dépassés. L’admission à l’.I.T.EP se fait à ce moment-là.

Les parents de Matéo ont toujours été dans l’alliance avec les différentes propositions de suivi qui leur ont été faites, malgré un positionnement différent. Son père a tendance à minimiser les difficultés de son fils, alors que sa mère, elle, parle de lui comme un enfant psychotique, halluciné par un « Monsieur » qui dit à Matéo de la taper. Son fils lui rappelle son oncle maternel, schizophrène. L’équipe de soin a émis l’hypothèse d’un syndrome de Münchhausen par procuration chez cette mère.

Lorsque nous avons commencé le travail thérapeutique, je me représentais Matéo comme un petit garçon insécurisé, dont il fallait contenir les mouvements pulsionnels agressifs et je m’interrogeais sur cette étiquette posée par sa mère, dans laquelle son fils semblait figé. J’avais en tête l’idée que le symptôme de l’enfant s’articulait à la subjectivité maternelle. J’avais du mal à croire qu’il soit halluciné, scepticisme partagé par l’équipe pluri-professionnelle de l’hôpital. Je me demandais quel bénéfice elle en tirait. Celle-ci, plutôt froide et triste, semblait projeter sur son fils son histoire familiale douloureuse, notamment liée à son image du père. D’ailleurs, elle aurait voulu une fille et a prénommé Matéo «Maëlys » en second prénom. Elle m’avait expliqué que son père, alcoolique, la battait, elle et sa sœur, et que leur mère ne les avait pas protégées. Elle avait réussi à faire hospitaliser son père pour qu’il soit soigné.

Matéo s’agitait-il pour réveiller sa mère ? A travers sa difficulté à faire face à son agressivité, lui livrait-elle son corps en pâture, comme c’était le cas lorsque son corps à elle fut malmené par son père ?

On transmet les fantômes, « les cadavres dans le placard », disait Freud, toutes les questions non réglées… Tout ce qui a été dénié vient faire traumatisme dans les générations suivantes. Il y a une différence entre le secret et le non-dit. Le secret est un droit et une nécessité, car il est fondateur de la sécurité psychique. Le secret ne regarde que soi, sa nature est strictement privée. Le non-dit, au contraire, consiste à taire ou cacher ce qui fait partie de l’histoire de la famille, ce qui appartient à tous, à des degrés variables. La honte est la plupart du temps à l’origine du non-dit. Ce qui est non-dit restera dissimulé, mais la honte qu’il génère coulera de génération en génération jusqu’à ce que l’abcès soit crevé. Matéo se trouve-t-il en position d’objet a dans le fantasme de sa mère, la protège-t-il de la honte, de la perte ?

Le lien avec son fils semblait incestuel. Elle pouvait dire qu’elle était jalouse de ses copines à l’école, qu’elle pouvait l’observer en cachette, lorsqu’il était entré dans l’établissement ou avant de venir le chercher. Aujourd’hui, elle embrasse toujours son fils sur la bouche, disant qu’ainsi, elle lui montre qu’il est toujours un petit garçon. En psychothérapie, je me heurtais à la difficulté à penser cet enfant, car au-delà de la question de l’agressivité, c’est plutôt les effractions pulsionnelles à connotation sexuelle qui me préoccupaient.

En séance, le corps était en mouvement : il pouvait passer d’un jeu à l’autre rapidement, de la pâte à modeler au « film » (c’est son mot) entre les personnages du Moyen-âge, il voulait faire des passes avec une petite balle, ou la lançait dans la caisse de jouets pour viser. La question sexuelle et de l’oralité, de la dévoration, étaient au premier plan. Il pouvait lécher le sexe des figurines, quand il jouait à la bagarre et que la petite fille était prisonnière dans un lit, il m’interpelait: « pourquoi mon zizi il est tout droit ? » La violence du jeu semblait lui procurer une excitation sexuelle, qui m’évoquait le fantasme de la scène primitive.

Matéo ne peut élaborer de scénarii et s’appuie peu sur mes interventions, comme s’il ne m’entendait pas. Son jeu est une décharge pulsionnelle. Pourtant, il lui est difficile de jouer seul, comme s’il n’existait pas un bon objet intériorisé, suffisamment bien établi et bien défendu. Winnicott nous dit que l’objet intérieur dans le jeu fournit à l’enfant une possibilité de satisfaction de la pulsion autrement que dans l’érotisation de la motricité. L’enfant souffrant d’une instabilité psychomotrice est incapable de trouver une satisfaction dans le jeu, parce que celui-ci entraîne une excitation physique. Celle-ci est une menace pour son moi.

Matéo a abordé la question de la mort et du corps d’emblée (« pourquoi il y a un trou dans les oreilles, pourquoi on ne peut pas passer quelque chose d’une oreille à l’autre ? ») comme étant énigmatiques, comme s’il n’y avait pas d’intérieur du corps et que l’enveloppe était fragile (« si on se coupe, on meurt ? »), ce qui m’a amené à considérer son instabilité comme un trouble des limites. Matéo prenait beaucoup de plaisir à tester la limite entre son espace dans le bureau et le mien, derrière le bureau. Il se mettait sur le côté du bureau, moi-même étant assise derrière, avec un pied qu’il approchait près de moi. Mes mots exprimant l’interdiction de passer ne suffisaient pas à l’arrêter, alors j’accompagnais mes paroles d’un geste : un doigt pointé sur sa taille, ce qui le chatouillait. Il a répété cette scène durant trois séances.

Au bout d’un mois, il peut rester de 20 minutes à 30 minutes en séance, mais ne se rappelle toujours pas de mon prénom. Lorsqu’il dessine, il se représente comme une petite fille et révèle son trouble identitaire. Il est en miroir avec sa mère et ne se situe pas à une place d’enfant, perdu également dans les différences générationnelles : « C’est le père de ma maman, non la maman de mon père », en parlant de sa mamie, qu’il voit le dimanche soir.

Progressivement, dans ses jeux, l’ébauche d’une loi s’est instituée, les références à la police, à la prison sont apparues, l’excitation sexuelle semble plus contenue. Il a retenu mon nom et montre son enthousiasme à venir en séance « j’suis avec toi ? » me dit-il. Ou bien quand on se croise dans le couloir, « quand tu m’prends ? »

Matéo s’intéresse beaucoup à la musique rap, celle des rappeurs violents et musclés, qu’il est impérieux pour lui d’écouter. Il s’identifie à ces chanteurs et, à travers eux, il aborde le fantasme du meurtre de sa mère. Il chante « Nique ta mère » dans mon bureau, le crie dans les couloirs, il fait le dur et dit qu’il est un homme. Pourtant, en me quittant, il peut exprimer des émotions, celles du petit garçon, parler de sa peur du noir dans le couloir et vouloir que je le raccompagne.

A l’internat, au moment de la tombée de la nuit, les éducateurs l’ont vu à plusieurs reprises parler au « fantôme », hurler, sans parvenir à le calmer. Cela faisait suite à un appel à sa mère, ou bien à son interdiction de l’appeler. Pour la première fois, l’hallucination dont parlait sa mère a été prise au sérieux. J’ai alors mis en place la deuxième séance de psychothérapie, en m’interrogeant sur la psychopathologie de Matéo, plutôt du côté de la psychose. En effet, après plus d’un an en internat, l’enfant a évolué certes. Il ne fait plus de crises clastiques au domicile ni à l’école, ses parents parviennent à faire entendre leur autorité. Il est entré dans le transfert. Mais sur le plan scolaire, Matéo avance peu. Ses mouvements pulsionnels s’avèrent toujours désorganisants pour son Moi, du point de vue sexuel notamment.

J’ai reçu sa mère pour faire le point et l’informer de la seconde séance de thérapie. Elle a pu aborder sa relation avec son propre père. Elle dit « depuis qu’il a Matéo, il a une raison de s’en sortir », ce qui m’interpelle du côté d’un fantasme incestueux. Elle est la seule dans la famille à soutenir son père. Elle le surveille, vérifie qu’il part au travail, de peur d’une rechute, parce qu’alors, il tente de se suicider. Elle craint la mort pour son père. Cela fait sens pour moi par rapport à ce que dit Jean Berges : pour l’enfant agité, « le réel de la mort est tel que seul le mouvement du corps peut en calmer l’angoisse ». Matéo ne peut se situer dans le temps, il est dans l’immédiateté, comme s’il pouvait mourir demain.

Le fantôme dit qu’il veut le tuer et tuer sa mère. A travers cette voix, si on la considère comme un reste réel et non plus comme pris dans l’imaginaire, Matéo tente-t-il de rétablir l’interdit de l’inceste ? Quelle place a ce fantôme ? Serait-il en quelque sorte comme une métonymie du nom du père qui serait forclos dans la dynamique psychique de Matéo ? Le père de Matéo semble avoir bien du mal à s’inscrire comme tiers castrateur. Il joue aux jeux vidéo violents avec son fils, il s’adresse à lui comme à un copain et cherche à le séduire. La mère de Matéo dit qu’elle ne veut pas qu’il grandisse. L’instabilité de Matéo serait-elle comme un mode de défense contre le fonctionnement pervers du couple parental ?

A la fin de l’entretien avec sa mère, Matéo a demandé s’il avait une maladie. C’était la première fois que je l’entendais dire ce mot. Je lui ai demandé ce qu’il en pensait et il a répondu que oui.

L’enfant n’est pas que « malade », il détient un savoir, c’est pourquoi on peut lui demander qu’il nous guide : « Par où puis-je passer pour te comprendre ? » Je lui ai demandé comment on pourrait faire pour l’aider à faire disparaître le fantôme. « On ne peut rien faire » m’a-t-il répondu, dans un mouvement dépressif. Je lui ai dit que peut-être en parlant de lui, il n’aurait plus envie de venir.

Pour conclure, je pense que nous sommes à un moment charnière de la psychothérapie, non seulement par mon regard qui évolue sur le fonctionnement psychique de Matéo et mon contre-transfert, mais aussi sur le plan du renforcement du symbolique dans sa dynamique subjective. Ainsi, lors de notre dernière séance, après un moment de frustration que l’enfant a ressenti quand j’ai éteint la musique alors qu’il ne répondait pas à ma demande de terminer son jeu, il m’a touché les fesses avec la figurine. J’ai dit sans réfléchir « ça c’est interdit, je ne suis pas ta mère » et il a répondu, pris dans la jouissance, « si, t’es ma maman, embrasse-moi sur la bouche ! » Il ne m’a pas insultée et il a compris mon refus de le raccompagner. Il a quitté sa séance sans faire d’esclandre. C’est alors que je décidais de recevoir son père.