Nous sommes conviés aujourd’hui à réfléchir au thème des addictions. Je voudrais donc relever dans un premier temps un aspect du titre qui me semble important.
« Tous addicts, quelques postures subjectives face à l’objet » pourrait paraître dans un premier temps paradoxal. En effet, le pronom indéfini « Tous » qui vient accoler les sujets à l’adjectif « Addicts » pourrait donner une tonalité d’universel au phénomène : Nous sommes tous addicts. Mais l’ajout des signifiants « postures subjectives » connote, lui, le un par un.
C’est justement du pari de la psychanalyse dont ce titre rend compte puisque la psychanalyse s’attèle à toujours cerner et soutenir le singulier contre ce qui pourrait apparaître comme un phénomène contemporain de masse, un « Tous pareil ». Alors même que le capitalisme pousse les sujets contemporains vers l’addiction, la psychanalyse soutient qu’aucun sujet dit addict n’est pareil à un autre puisque le rapport à la jouissance, lui, est toujours unique.
La table qui nous réunit se propose d’aborder la question de l’impératif et la peur de manquer. Marie-Hélène Brousse, dans l’éditorial du numéro 88 de la Cause du Désir nous parle de la montée de l’impératif de jouissance qui marque notre époque sous la forme d’un « Jouis ! ». Elle nous dit « La généralisation du terme addiction est le symptôme qui réalise l’accomplissement de cette montée. Addict est le nom de symptôme de la jouissance, et le succès du terme rend manifeste le triomphe de cette dernière sur le désir […] ».
J’ai donc choisi d’évoquer, autour de ce thème, le cas d’une adolescente qui a développé, au cours de son travail ce qu’elle nomme une « addiction au flirt » dont elle pensait qu’elle était la conséquence d’une « peur de manquer d’amour ».
Nous allons nous pencher sur ce qui a permis à cette jeune fille, dans un dispositif de parole orienté par la psychanalyse, d’apercevoir quelque chose au delà de ce qu’elle nomme sa « peur de manquer » et qui a trait à l’objet de jouissance en jeu dans son lien amoureux.
Nina a 15 ans et vient me rencontrer au cabinet à sa demande. Elle est élève de seconde dans un nouvel établissement où elle peine à avoir des résultats médiocres là où elle se montrait excellente, en troisième. Nina a un frère jumeau. Elle se plaint d’être en conflit permanent avec sa mère depuis plusieurs mois. Nina va mal, pleure beaucoup, se dit très en colère contre sa mère qui l’oblige à « aller voir son père ». C’est ce conflit avec la mère qui inaugure sa venue vers moi.
Le père, un déchet éloquent
Les conflits entre mère et fille se nouent donc autour de la question du père de Nina et des visites des enfants chez ce dernier. Les parents sont séparés depuis 9 ans.
Ce père consomme des stupéfiants depuis de nombreuses années et a perdu son travail dans l’enseignement. Nina le qualifie de « rebus de l’existence ». Elle décrit un homme vivant dans l’incurie, bien souvent parmi les déchets qu’il ne parvient pas à jeter, incapable de gérer le quotidien lorsque les enfants sont présents.
Monsieur bénéficiait d’une garde alternée mais Nina a fini par « tirer la sonnette d’alarme » et refuser de s’y rendre ainsi que de voir son père. « Je n’ai pas envie de vivre dans une poubelle avec lui. Ce n’est pas un père, c’est un déchet ».
Lorsque je la rencontre, le père finit par être hospitalisé en psychiatrie après une tentative de suicide. Nina refuse de lui rendre visite.
Les signifiants qui désignent le père sont teintés de haine : il incarne pour elle l’objet déchet, le rebus.
Néanmoins, Nina fait preuve d’une grande ambivalence puisque le père occupe également une tout autre place pour elle, cette fois-ci du côté de l’objet agalmatique. Ainsi, elle l’admire pour sa culture littéraire et son éloquence. « Mon père parle très bien, il est extrêmement intelligent, hyper cultivé. Il a une éloquence incroyable ». Le binaire objet déchet/objet agalmatique qui s’applique au père s’applique également à elle dans sa position d’enfant du père. « Pour lui, j’étais soit un génie, soit la dernière des merdes en fonction de son humeur. Au collège j’étais la star de la classe, dans ce lycée je suis une grosse merde ».
De ce binaire objet déchet/objet agalmatique, Nina en fait un Witz : « mon père est soit éloquent, soit loque tout court, ça dépend des moments ».
La mère et ses « cas soc », la peur de manquer
Nina est en colère contre sa mère qu’elle qualifie « d’assistante sociale » dans ses histoires amoureuses. Cette femme vient de quitter un homme que Nina détestait et qui partageait leur vie, un « cas soc » qui faisait beaucoup pleurer sa mère et qui voulait occuper une « place de père » dans une posture d’autorité rigide. Nina s’y est opposée vivement tout au long de l’histoire amoureuse de sa mère.
Nina décrit sa mère comme « attirée par tous les cas soc ». « On dirait qu’elle veut les sauver, qu’elle est prête à se taper le pire clodo pour ne pas être toute seule. Elle est dépendante affective, elle a trop peur de manquer d’amour ».
La mère est mise en place d’être celle qui, par peur de manquer d’amour se place comme sauveuse de l’objet déchet.
Le choix d’objet d’amour, le dégoût pour le père
Nina est attirée par les jeunes filles. Cette position s’est fixée après qu’elle a ressenti un dégoût très fort au cours de deux flirts avec des garçons. Ce dégoût s’articule à la question du père. « Les mecs ça me dégoute. Leur regard libidineux me donne envie de gerber. Il y a parfois des gars de l’âge de mon père qui me mate, c’est dégueulasse. Je ne peux pas le supporter ». « Un sexe d’homme c’est ce qu’il y a de plus inesthétique au monde, une fille je trouve ça trop beau. Je voudrais trouver mon double, une fille avec qui faire un ».
Nina tente d’établir le rapport sexuel à partir d’une autre imaginaire dont elle tente de faire un double.
Le ravage de la rencontre amoureuse
Nina rencontre une jeune fille, à partir des traits du père : éloquence/ toxicomanie/psychiatrie et selon la même logique agalma/déchet. Lors de leur rencontre, Nina est fascinée par cette fille qu’elle trouve d’une « éloquence incroyable », extrêmement charismatique. Une relation se noue entre elles et Nina se sent « transportée ». « Elle me comprend comme jamais personne n’a pu le faire, on a même pas besoin de se parler, on se sait ». Cette fille donne une place au corps de femme de Nina, puisqu’elle en souligne sans cesse la beauté et la désirabilité, là où Nina se trouve depuis toute jeune trop grande et pas assez fine. Nina lui envoie de nombreuses photos dénudées et reçoit en réponse les signifiants du désir de cette jeune fille. Nina utilise cette rencontre pour se situer dans son être de femme, par le biais de cette autre qui vient saluer la beauté de son corps et qui la met en place d’objet agalmatique. Lorsque cette fille se montre moins présente, Nina s’angoisse : « ses paroles me manquent, je me sens vide si elle ne dit rien ».
Cette partenaire est fragile et consomme beaucoup de produits stupéfiants. Nina tente de la soutenir, de la raisonner et se met en place « d’aider cette fille à s’en sortir ».
Nina s’identifie à sa mère, « assistante sociale ». « Je crois que je suis comme ma mère, j’aime les cas soc et moi aussi j’ai peur de manquer d’amour ». Sa partenaire tente brutalement de se suicider et est hospitalisée en psychiatrie, ce qui n’est pas s’en rappeler le parcours du père. A sa sortie, elle bloque Nina sur tous les réseaux sociaux et lui fait savoir plus tard qu’elle ne veut plus la voir, puisqu’elle a rencontré une autre fille plus belle qu’elle.
Nina est ravagée par cette rupture qu’elle ne parvient pas à s’expliquer, « elle m’a laissé comme une merde, après tout ce que j’ai fait pour elle » « pour elle je ne suis rien, un déchet qu’on jette sur un trottoir » « je suis vide, dans mon corps il n’y a plus rien ». Nina est passée de l’objet agalmatique à l’objet déchet, brutalement, ce qui n’est pas sans évoquer les coordonnées de la relation au père. Cela a pour effet de produire une très grande angoisse.
Une addiction comme réponse symptomatique
Pour faire face à l’angoisse, Nina a trouvé une solution symptomatique par une addiction, qu’elle désigne par les signifiants « addict au flirt ». Elle s’explique cette addiction par une position qui serait identique à celle de la mère quant à l’amour : « j’ai peur de manquer d’amour, donc je suis prête à tout pour en recevoir ». La peur de manquer serait donc ce qui la pousse vers des flirts qu’elle enchaîne les uns après les autres.
Nina passe donc des heures, nuit et jour sur les réseaux sociaux à chercher des jeunes filles avec qui converser et leur envoie des photos dénudées pour lire en retour la marque de leur intérêt. « Dès qu’on me dit salut, je me sexualise, je ne perds pas de temps, je dois voir si je peux leur plaire ». Nina se montre traversée par le discours contemporain, le capitalisme et revendique un droit à « ken » (signifiants qu’emploient certaines adolescentes pour désigner les rapports sexuels), « pécho », avoir des « amies avec bénéfices », « consommer du cul » sans qu’intervienne la question de l’amour et du manque. L’autre devient un objet de consommation qu’elle utilise pour obtenir sa satisfaction, puis un déchet, pour passer à la suivante, puisque l’ennui frappe vite à la porte.
La situation va crescendo : Nina dort très peu, a toujours son portable sur elle, même en cours, s’isole de ses amies et des soirées auxquelles elle participait jadis. Elle ne fait plus ses devoirs.
Mais au-delà de cette peur de manquer que Nina met en avant, il semble que cette pente addictive a une autre fonction pour elle : elle lui permet de rétablir une forme d’équilibre quant à la question de l’objet qu’elle est pour l’Autre.
Par cette addiction, Nina lutte pour retrouver une place d’objet agalmatique dans le désir de l’Autre.
Un bouger
Nina rencontre plusieurs jeunes filles suite à ces échanges virtuels. Certaines manifestent des sentiments amoureux à son égard mais Nina s’étonne de relever un paradoxe : « leur insistance à m’aimer fait que moi je ne les aime pas. Elles me disent qu’elles m’aiment et immédiatement ça arrête tout de mon coté ». Elle souligne, rieuse : « Je ne dois pas aimer l’amour en fait, c’est bizarre pour quelqu’un qui a peur d’en manquer ». Arrêt d’une séance.
Nina s’étonne et entrevoit que sa modalité amoureuse ne repose pas tellement sur l’amour de l’autre qu’elle croit vouloir, puisqu’elle constate la déflation de son désir lorsque l’autre l’aime et le lui fait savoir.
Lors d’une séance, Nina comptabilise ses « crush » du moment sur les réseaux, elle profère, fière : « je fais du tri sélectif ». Je me lève et lui lance : « c’est ce qu’on fait avec les déchets ! » et coupe la séance.
Elle se montrera très surprise.
Nina revient en séance en disant qu’elle a revu son père, qu’il va mieux et est stable. « Il fait moins crado ». Le déchet, mis du côté du père est moins prégnant. S’en suivra une autre rencontre amoureuse dont elle dira : « avec elle, c’est sain, elle n’a pas besoin de me faire du mal ». Les conversations sur les réseaux sociaux s’arrêtent, sa situation à l’école s’améliore également.
Mais là où Nina essaye de croire à une résolution par l’objet, par l’harmonie trouvée dans l’amour avec cette jeune fille qui la traite bien, elle attrape qu’il n’en va pas ainsi. L’harmonie par l’objet ne résorbe pas la jouissance.
Nina se confronte assez vite à une disjonction entre l’amour et le désir. Une forme de lassitude s’installe et le désir n’est pas tellement au rendez-vous dans cette rencontre amoureuse. « Avec ma première copine, c’était comme dans un prisme qui était le mien. Mais la deuxième, ce n’est pas pareil, je voudrais vraiment l’aimer parce qu’elle a tout pour que je sois bien ». Nina s’étonne que sa volonté ne suffise pas.
Je lui poserai alors la question suivante : « A quel moment êtes-vous tombée amoureuse de cette première copine ? ». La réponse est immédiate : « quand elle a commencé à me jeter ! ». Nina sera extrêmement surprise de s’entendre dire ce qui semble être sa condition amoureuse. Arrêt de séance dans un rire.
Ce que cette jeune fille est en train d’apercevoir, c’est que ce qui l’intéresse du point de vue de la jouissance c’est bien plutôt d’être jeté que d’être aimée. Dans son énonciation, elle aperçoit que derrière l’agalma, il y a en effet le déchet et que son désir n’est pas causé par l’objet agalmatique mais bien par l’objet cause, le déchet qui le précède.