Âgée de 42 ans, Mme G vient me consulter depuis plus de deux ans et demi.
Elle vit seule avec sa fille de 13 ans qu’elle a en garde une semaine sur deux depuis qu’elle a l’âge de deux ans et demi.
Ses parents, aujourd’hui décédés, se sont séparés lorsqu’elle avait 3 ans. Mme G a une sœur aînée, brillante et adorée, qui a été adoptée à l’étranger, la mère ayant précédemment fait 11 fausses couches (quand bien même le père disait ne pas vouloir d’enfant).
Mme G parle assez peu spontanément de son père qu’elle voyait un week-end sur deux. De cet homme, elle se souvient qu’il était toujours habillé en tenue claire, très propre et qu’il ne voulait pas qu’elle s’approche trop près de lui. Il reculait devant elle car elle était « tout le temps dégueulasse, les mains pleines de nourriture ou de peinture ».
Mme G a un souci avec son corps depuis son enfance. Elle a pris beaucoup de poids à partir de ses 10 ans, jusqu’à atteindre 120 kg à l’âge de 20 ans. Elle explique cette prise de poids comme un refus de sa féminité en devenir, relatant le souvenir de sa grand-mère lui faisant la remarque de la naissance de sa poitrine.
Le début de la perte de poids fait suite à l’accompagnement de sa sœur à la piscine. « Je me suis mise au sport, mais en même temps, j’ai arrêté de manger ». Un médecin l’alerte et lui demande de reprendre trois kilos. Elle s’alimente de nouveau mais alors débutent les vomissements car elle refuse de reprendre du poids.
Dans ses souvenirs, elle s’est toujours vue grosse. Elle a également pensé qu’elle était nulle à l’école alors qu’elle avait de bons résultats, sentiment effacé pendant ses années d’études supérieures.
Aujourd’hui, elle se voit toujours grosse et vomit quand elle pense qu’elle a trop mangé (elle n’a pas de crises de boulimie, mais la seule sensation d’avoir ingéré trop de calories la fait paniquer) : il ne s’agit pas pour elle de tout vomir mais d’éliminer le en-trop de son corps.
Ce qu’il y a en-trop de son corps, elle l’enlève aussi par la chirurgie car la perte de poids a entraîné des séquelles : elle a fait retirer de la peau du dos, des hanches et du ventre. Elle espère pouvoir un jour enfin refaire sa poitrine. Chirurgie comme raccord des torts mais dont les résultats ne sont jamais à la hauteur de ses attentes. « Il faut que je me rende à l’évidence, je ne serai jamais un canon ». Chez elle, les miroirs sont cachés dans les placards.
Tentative de restauration du corps comme objet ex-time, addiction à la quête de la belle image en tant que celle convoitée rate à recouvrir celle qu’elle voit dans le miroir.
Son corps ne la laisse pas tranquille. Il l’encombre dans ses relations amoureuses. Elle est inscrite sur des sites de rencontre et systématiquement, elle prévient, elle s’excuse d’avance du corps qu’elle va présenter, marqué des cicatrices de ses opérations, opération d’extraction de l’objet en-trop. Et si la rencontre s’avère éphémère ou avortée dès la première nuit, forcément, elle se sent profondément rejetée et en incombe la responsabilité à son corps trop lourd, trop abîmé, ce corps en trop, ce corps qui la trahit.
Mais la première trahison, elle la doit à sa mère. Quand elle était enfant, sa mère la masturbait pour l’endormir. Jusqu’au jour où Mme G, alors âgée de 4 ans, lui dit « encore ». La mère s’exclame alors : « c’est dégueulasse !» et cesse cette pratique du jour au lendemain. Mme G n’a jamais vécu ces gestes comme une atteinte contre son intimité. L’organisation du corps de l’enfant est le résultat d’une incorporation, dans le réel de l’organisme, de la dimension phallique dont il revêtu par l’Autre parental. C’est le fait que sa mère la lâche sur ce point là qui a fait traumatisme pour elle.
De la même manière que les hommes tournent le dos à son corps qu’elle pense ne pas leur convenir, sa mère la laisse sur sa faim. Cette mère aimante mais décrite comme violente car elle criait beaucoup. La violence des cris. Tandis que Mme G prenait un certain plaisir à faire sortir sa mère de ses gonds, quand, dans leur vieille maison, elle claquait les portes et jouissait de voir les petits bouts de plâtre tombaient du plafond sur le sol.
Le corps est une livre de chair dans laquelle s’inscrivent les signifiants de la demande et donc du désir de l’Autre. Le corps est parlé. Le Réel du corps est ce à quoi on se heurte, ce qui revient toujours à la même place. « C’est dégueulasse » est une expression souvent utilisée par Mme G, notamment pour décrire son corps. Son corps est dégueulasse, signifiant prélevé dans la réponse de sa mère quand elle lui demandait « encore ». Le mot a mordu la chair. Jouissance de la parole sur le corps. Le sujet en voulait encore de cette satisfaction qui va passer sur la sphère orale : manger puis parler aux hommes, et les faire parler, là où le père se rétracte et la mère crie.
Le gavage des cris et le surpoids tiennent à la peau de Mme G. Une mère satisfaisante jusqu’au jour J du « c’est dégueulasse ». Première trahison maternelle suivie de tout son lot de déception des rencontres amoureuses. Le corps, c’est l’Autre, ici marqué des signifiants de la salissure corporelle.
Au-delà de quatre rencontres amoureuses importantes avec des hommes qu’elle a toujours fini par quitter, Mme G fait des rencontres plutôt brèves, via des sites. Elle évoque les hommes qu’elle idéalise pour leur physique et leur agalma intellectuel. « Il a tout » dit-elle d’un homme inaccessible parce que marié, mais « avec lui je ne me sens pas à la hauteur ». Face aux hommes imparfaits, elle se sent à la hauteur. Elle cherche le défaut, mais pas celui en trop, pas celui qui serait rédhibitoire et annihilerait son propre désir. L’homme trop maigre par exemple la renverrait à son image de femme trop massive. Elle se compare. Elle cherche le défaut chez l’autre qui viendrait excuser le sien, le défaut encore et encore inscrit dans le corps.
La quête des preuves de l’existence du rapport sexuel empêche la rencontre amoureuse qui elle, est faite de défauts et de ratages qui sont de structure, qui ne tiennent que de l’ordre du manque dont se fonde le désir.
Position intenable, dans son propre désir d’insatisfaction. Elle se pose ainsi dans une recherche d’extimité à elle-même à travers l’intimité avec un partenaire. Mais la déception est toujours là : ça rate, et ça rate trop.
Mme G se dit ressembler à un « travelo» quand elle s’habille en robe. Elle ne se trouve jamais assez féminine. Nous touchons ici la question de la mascarade. C’est à dire, celle d’incarner pour l’autre sexe, l’objet cause de désir, l’objet qui comblera le manque mais dans sa version voilée. Quelle robe choisir pour recouvrir l’objet petit a ?
Mascarade féminine d’un côté. Parade virile de l’autre. Non rapport sexuel au centre. Le but de la mascarade n’est pas de l’ordre de l’être mais de celui de paraître l’être.
Elle jouit de sa facilité intellectuelle, notamment sur sa répartie dans les échanges et sa capacité à écrire sur les sites. Sur ce plan, elle se sait brillante. Elle attend l’autre sur la même vivacité intellectuelle. A ce stade, le corps n’est pas en jeu. Elle est séduite par ces hommes qui ont du répondant, qui ont le répondant à sa hauteur (là où le père se taisait et la mère criait). Là, on est sur son terrain. Le souci advient quand il va falloir se déshabiller, se dénuder et se confronter au jugement. Véritable tribunal : validée ou invalidée, désirable ou rejetée ? Elle s’excuse par avance, explique le parcours de son corps, se fait avocate sans croire en sa défense, se condamne déjà. Dans le tribunal des êtres parlants, où peut-on prouver l’existence du rapport sexuel et celui de l’abolition du manque ? Nulle part…Elle écrit pour recouvrir les signifiants inscrits sur son corps : ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire.
Elle cherche la validité dans le dire car le regard est trop anxiogène. Tu m’as vue et touchée : dis-moi maintenant que je ne suis pas dégueulasse, comme ma mère l’a fait alors que je lui en demandais encore. Le signifiant dégueulasse est avalé, et prend trop de poids. Aujourd’hui le corps réel est imprégné de la capture du signifiant maternel :«tu manges trop », « c’est dégueulasse ». C’est un laisser tomber qui la laisse sur sa faim dans une addiction au signifiant de l’Autre du désir et qui constitue le sien propre : dis-moi que tu me valides et que je ne suis pas dégueulasse.
La mascarade implique, dans sa relation à l’Autre, la dimension du regard. La fille invite l’autre à une rencontre et à une réponse qui pourra la faire s’aimer et inciter l’autre à l’aimer toute entière. Si cette invitation est invalidée, alors la perte d’amour et le délaissement signifient la perte de tout et la renvoie au néant, à n’être rien, le propre de la féminité étant de ne pouvoir être reconnue que par un autre. Face au miroir, une femme peut se trouver belle ou laide mais aucun signe objectif ne pourra l’assurer. Cette dimension immaîtrisable du désir la confronte à la figure du caprice de l’Autre parental, de l’Autre du miroir.
Son addiction à la beauté est un voile qui la désigne ailleurs que là où elle est. Sa recherche de l’intime avec l’autre la renvoie à une extimité étrangère à elle-même. Le masque cache le rien. En réponse, elle veut donner une image fascinante et veut attirer le regard. Mais elle devient alors irreprésentable et destitue le regard dès le voile tombé, le voile du vêtement, le voile de l’écran derrière lequel elle jouit de sa posture phallique via la rhétorique qu’elle maîtrise. Car ce que dissimule le masque n’est pas directement le phallus : bien plutôt, derrière le masque, il n’y a rien. C’est ce qui fait dire à Lacan que les femmes veulent être aimées pour ce qu’elles n’ont pas, contrairement aux hommes qui veulent être aimés pour ce qu’ils croient avoir vraiment. Les garçons ont peur de perdre l’organe surestimé, là où la fille, qui sait d’emblée qu’elle ne l’a pas, engage son corps tout entier.
« Sois belle et tais-toi » est ici pris en sens inversé par Mme G. qui choisit de parler avant d’être belle aux yeux de l’autre convoité, de celui qui ferait réponse à ses messages. Chant de la sirène à un Ulysse qu’elle souhaite ardemment arrimé au port de son noir continent. Ulysse qui, en répondant à son adresse, pourrait lui en donner une, d’adresse, et ainsi la localiser, l’arrimer à elle-même. Un Ulysse qu’elle choisit néanmoins toujours lui préférant une autre Pénélope, plus belle.
Sous le voile, il n’y a qu’un trou et c’est ce voile qui donne à ce rien sa valeur phallique. Assignée à un rien dévoilé du fait du regard détourné d’elle, sans validation, l’angoisse se durcit. Chez la femme délaissée, le masque de la mascarade tombe et apparait le vide, l’angoisse, affect qui ne trompe pas, lié au manque du manque. La festive mascarade laisse place à l’insoutenable imposture. « Qu’est-ce que je fais là, qu’est-ce qu’on me veut ? » se demandait Mme G. enfant.
Sa question se transforme en demande assourdissante, se transforme en quête de la Chose. C’est une demande d’être désirée au-delà d’elle-même et de son corps qu’elle juge dégueulasse. Une demande qui doit être entendue, au-delà du silence du père, des cris de la mère, au-delà des bruits des petits bouts de plâtre qui tombent sur le sol.
En réponse au ne pas se faire voir et ne plus être touchée (les gestes masturbatoires de la mère, le père qui la repousse), elle écrit aux hommes derrière le voile, celui de l’écran du portable, celui de la mascarade. Se faire entendre par la pulsion invocante la protège de la pulsion scopique (celle de se faire voir contre laquelle elle luttait enfant en restant dans son coin). Se faire entendre implique la prise de parole du sujet.
Addiction à elle-même, addiction à l’Autre de la validation. Les hommes qui finissent par la renvoyer « dégueulasse » à elle-même, elle les quitte, mais non sans douleur.
Elle me parle de sa dernière rencontre : l’homme en question, fort poli selon elle, ne lui dit rien de ce qu’il a perçu de son corps. Je clos la séance en lui disant que c’est heureux qu’il ne l’ait pas validée. Comment faire autrement avec la validation ? Elle m’avoue alors, qu’avec toute la finesse dont elle sait faire preuve, elle a réussi à savoir ce que cet homme pensait d’elle, en quel point il l’a validée. Mais alors, pourquoi écrit-il moins depuis leur seule et unique rencontre il y déjà plusieurs semaines, se questionne-t-elle, non sans angoisse ? Pourquoi reporte-t-il toujours un second rdv ? L’émergence d’un symptôme ne peut avoir lieu tant que le sujet ne renonce à son assentiment à la jouissance. Elle commence ici à entrevoir de manière relativement sereine la possibilité qu’ils ne se revoient pas
Mme G. en est à ce stade de son travail analytique où la recherche de sens et de signifiants va la nourrir encore, avant que la rencontre du roc de la structure et la traversée du fantasme n’opèrent.
L’addiction à l’objet s’analyse, mais le lien l’Autre est intraitable. Il faudra faire avec le Pas-tout mais aussi avec le reste de la division, délesté du en-trop.