Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Un symptôme-jouissance » – Dario MORALES

C’est par la mise en tension de « Que je suis-devenue ? » et « Pourquoi l’amour me met dans cet état ? » que Lucie est venue consulter. L’enjeu est toutefois décisif dans la structure, ne serait-ce que par son intensité et son étendue, de ce qui est désigné comme appartenant à la dépression névrotique générée par un vécu dominé par l’insatisfaction et de souffrance constante. Lucie, 60 ans, infirmière dans un service hospitalier est en arrêt maladie suite à la décision du médecin du travail de son établissement. Le médecin lui a parlé d’incapacité professionnelle. Elle craint d’être obligée d’obtempérer à cette possible décision. Elle aurait voulu poursuivre son travail qu’elle aime jusqu’à sa retraite complète à l’âge de 65 ans. Le problème est posé sans ambages, l’alcool, produit qui l’a paradoxalement aidé à survivre à la solitude générée par les séparations et les aléas de la vie relationnelle.

En effet, le manque est désigné d’emblée comme étant à la base de la constitution de ce symptôme-jouissance dont le produit, l’alcool n’est rien d’autre que le trognon de la construction symptomatique mais catastrophique face à l’objet perdu ! Je m’explique : de quel objet s’agit-il dont le sujet se saisit sans qu’il y aille (jusqu’à) tarir le Trieb le plus fondamental, celui qui vous attache à la vie (1). Ici, il s’agit d’un objet de désir, un petit a, nous dit Lacan, « objet entré dans le champ du désir et qui de son fait, ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu ». Ici à la différence de la mélancolique, l’objet ne s’est pas suicidé, il gît simplement au fond de la bouteille. Pour l’aborder, elle va initialement employer le terme de catastrophe ; ensuite dans un deuxième temps nommer le traumatisme sous-jacent. On est au début de son histoire : grossesse non voulue, en tout cas pas désirée tout de suite, car sa mère prise par son travail aurait dû aménager son emploi du temps. Donc elle allait en semaine chez la grand-mère et seulement le temps du week-end, elle regagnait la maison. Et puis, la catastrophe survient à 8 ans, elle revient à la maison, une petite sœur vient de naitre. L’accueil est chaleureux mais le fonctionnement laisse beaucoup à désirer. La mère rentre vers 19h30, la petite est gardée par une nourrice. Certes le père arrive comme elle vers 16h30 mais très alcoolisé. Il cuve son vin sur le canapé. Le père boit à l’extérieur et rentre pour se reposer. Lucie vit dans ce retour à la maison la possible réalisation d’un désir, d’une attente. Elle n’a pas pris tout de suite conscience des enjeux que génère un tel événement qui pour l’heure se rapporte davantage à la mise en place d’un processus qu’à une perte ou un abandon. Plus tard, en éprouvant la perte et l’abandon, elle exhumera ces souvenirs. 

Lucie lors de son retour affiche son désir – l’Autre. Les parents dont le désir est l’objet convoité, qui pris par leur routine, n’ont pas changé. La mère par la présence et absence de ce désir visé qui est accaparée après 19h30 par sa sœur ; le père semble être présent mais au final il est absent. Enfin, les deux enfants : la petite sœur et Lucie qui s’ennuie et souffre du manque. Cette situation s’installe durant des années mettant à l’arrêt, sans toutefois l’annuler, le processus d’affirmation du désir chez la future adolescente. Cela va fixer de façon indélébile son rapport à la demande (amis, amoureux), ouvrant la voie à des compensations plus ou moins réussies via les études, le mariage, et plus tard, alcool. Au fond, Lucie ne se satisfait pas de désirer, bien sûr, son désir est actif. Surtout elle jouit à sa façon, car elle refuse de renoncer, de devoir se soumettre à la castration – c’est-à-dire de prendre acte pour elle, de ce double manque qui affecte l’Autre. 

A quoi renvoient les termes de catastrophe et de trauma ? Le premier renvoie à une fatalité inattendue dans l’histoire du sujet, à différencier du trauma qui est un blanc dans le psychisme. Comment se séparer dès lors de ce qui ne s’est pas produit, quand rien à interrompu le vécu catastrophique, traumatique ? A moins de transformer ces dires en dire !

Le cas de Lucie offre l’occasion de saisir le caractère problématique des rapports qu’entretien la névrose avec le désir et à partir de là, déconstruire les enjeux de son addiction. Traditionnellement, on avance la psychogenèse des addictions comme la résultante de traumatismes archaïques. Pour ce qui est de Lucie on avancera une addiction orale, résultante d’une conséquence du traumatisme du complexe de sevrage maternel : à l’occasion d’une mauvaise rencontre, se produirait une liaison et ensuite une fixation à un événement passé qui fait son retour, fixant définitivement le rapport de l’objet à la pulsion. La référence à l’oralité dévoile la fixation à une satisfaction substitutive. L’alcool serait en quelque sorte une conséquence de la faille présente dans le sevrage.  Cette lecture n’est pas grossière mais mérite que l’on précise que l’enjeux n’est pas le produit mais l’objet – le produit donnant ainsi accès à l’objet psychique. 

Le fil conducteur livré par Lucie retient toute l’attention. La répétition des actes est matérialisée par les rencontres amoureuses : un premier mariage, deux enfants, la routine du vécu du couple, l’éloignement progressif du mari, la découverte d’une tromperie et le pendant, le sentiment d’être abandonnée. Pour éviter de souffrir, elle éponge la brèche dans l’alcool. Des années plus tard, la rencontre avec un homme qui lui propose de vivre à la campagne. Puisqu’elle doit s’occuper des enfants et des tâches ménagères, elle a le sentiment du déracinement. Elle s’ennuie et commence à boire en cachette. Deux ans plus tard, ils se séparent. Puis lors d’une cure elle rencontre un troisième partenaire mais leur lien se délite rapidement. Il boit, elle aussi. Récemment, encore une rencontre : il boit. Aviné, il devient violent. Il met le feu par inadvertance au rez-de-chaussée de l’immeuble. Elle décide alors de se séparer. Elle se sent seule – les enfants, jeunes adultes, sont partis. Esseulée, elle se réfugie encore et toujours dans l’alcool. 

Que retient-elle de cette série ? Au premier abord, dans la description reviennent les termes classiques de la sémiologie des addictions, « acte compulsif », « répétition », « dépendance ». En effet, pour Lucie ces actes ne convoquent aucune remémoration comme si les actes venaient à la place du souvenir. Elle parle d’un besoin insatiable, physiquement ressenti qui pousse à l’acte et disparaît seulement après l’acte, la laissant dans une sorte de morosité, d’ennui et de vague dégoût, pour réapparaître graduellement. Elle va dire que boire l’aide à ne plus y penser. Elle sait que la répétition s’y est installée et donc qu’il y a une cause. Pour éviter de s’y pencher, elle utilise le terme de dépendance – terme dont elle n’est pas fière et qui énonce le décalage entre le sujet et la perception de son aliénation. La répétition est un terme qui désigne une tension psychique alors que la dépendance est du domaine physiologique. On ne conteste pas une dépendance : elle fume des cigarettes, elle boit. Ce sont des solutions ! La répétition au contraire, lui fait peur ! Mais elle veut l’affronter et la comprendre !

Pourtant, Lucie ne semble pas s’accommoder de ces arguments : elle a fait 6 cures dont l’objectif proposé – la solution d’abstinence allait de pair avec le sevrage. Elle a ainsi appris à écrémer la dépendance à l’alcool – les cures ayant un effet d’insight, d’aperçu. Soit la conscience des craintes de ce qu’elle fait subir à son corps, particulièrement aux intestins, au foie, au pancréas. Elle a souffert de plusieurs problèmes aigus. Si elle s’intéresse aux cures, aux enjeux, aux rechutes, c’est parce que la situation actuelle sur le plan médical et professionnel, l’esseulement éprouvé avec tristesse et angoisse après le décès récent de sa mère l’été dernier, se rajoutant à ce tableau, la poussent à tisser d’autres fils, à découvrir les impasses subjectives.

Dans son exposé Dominique Corpelet a fait valoir que dans le cycle de répétitions les expériences ne s’additionnent pas. Cette jouissance répétitive n’a de rapport qu’avec le signifiant Un, avec le S1. Cela veut dire qu’elle n’a pas de rapport avec le S2, qui représente le savoir. Qu’est ce qui fait barrage au S2 ? Prenons appui sur ce qui fait impasse ! 

Une première esquisse :  une répétition de jouissance Une, hors sens, pour laquelle s’est produite une liaison, collapse la pulsion à l’objet. Freud emploie le terme en 1917, de fixation dans Pulsions et destin des pulsions. Dans fixation, il y a une liaison d’ordre intime, très étroite, à l’objet de la pulsion, provoqué par un événement passé qui fait son retour, ici accroché au manque dont le sentiment de perte et d’abandon dominent et qui en théorie devraient servir de base à la petite musique du fantasme. Lors de ces moments, quand elle réalise sa solitude, surgit l’objet, ce qui ne va pas sans susciter l’angoisse. L’idéal – avoir un amour pérenne – s’efface au profit du surmoi – petite voix qui lui susurre, « jouis !», « bois ! ». Cet impératif la précipite dans la spirale addictive. La dernière séparation et le décès de sa mère l’ont déboussolée. Ainsi sans appui phallique solide, une alcoolisation massive s’en est suivie pendant quelques semaines et s’achève par l’hospitalisation, l’arrêt de toute activité professionnelle. Cela la décide à entamer un travail en profondeur. Ce symptôme-jouissance, la pousse à s’adresser, sur recommandation de son médecin généraliste, à un thérapeute. Il s’agit à présent de faire de cette solution, de cette réponse du réel, un symptôme, analytique !

Paradoxe, la rencontre avec le réel vise l’objet a. C’est le traumatisme au sens freudien, l’origine du conflit psychique où le refoulement ouvre le chemin à la fantaisie au fantasme mais aussi au symptôme. Lucie a déjà abordé lors des suivis et des cures, à partir d’une série d’éléments signifiants, une construction de son histoire : parents peu désireux, occupés à leurs tâches ; naissance de la petite sœur ; alcoolisation fréquente du père ; sentiment d’abandon, esseulement. Ce mouvement de fantaisie, brodé par le roman familial, limité, n’a pas pu avoir pour effet le vidage de l’Autre de toute injonction. Inversement, cette fois-ci, elle déploie la relation de l’objet a dans son impossible articulation qu’exprime sa demande d’amour. Le cheminement choisi est de ce point de vue l’envers de l’addiction et du piège œdipien conditionnant sa jouissance et ses choix amoureux. C’est donc par la mise au travail du fantasme, autour de la castration qui videra la jouissance du roman familial.

Lors d’une séance, Lucie tient à aborder la question du père sous angle de son désir à lui. Il avait créé une entreprise de BTP. Des contrats et du travail l’accaparaient jusqu’au jour où le numéro deux de cette entreprise a trahi sa confiance de patron en créant une entreprise parallèle. Il récupère les contrats du père. Il vit mal cette affaire et préfère vendre son entreprise. Il devient alors employé pour un service de l’état. Se sentant trahi par ses proches, il bascule progressivement dans la dépression et l’alcool. Lucie saisit ce secret du père : elle décide de lui « rester fidèle ». Elle serait la seule à ne pas le trahir. C’est pour cette raison que rentrer à la maison reste malgré tout supportable. Sa mère traine et ne rentre qu’au dîner avec sa petite sœur. Le père est là, aviné sur le canapé du salon mais tout de même présent. Cette séance lui a permis de mettre en série tous les éléments signifiants qui expliquent l’impuissance paternelle. Elle évoque comment lors des alcoolisations elle pouvait se lover dans le canapé de son salon imaginant ce que son père pouvait éprouver de sa situation à lui, couché sur son canapé : de l’impuissance, de la rage. 

Pour elle, le mouvement d’assomption d’une jouissance va de pair avec la privation de jouissance phallique – alors que son désir œdipien est tout entier assujetti à cet objet qui n’a de cesse d’être demandé, le phallus du père. Au centre de cette revendication phallique, cet « objet » comme l’atteste « le désastre » de ses vécus amoureux pointe la place du père, figure qui reste toujours en suspens, éternisée dans la jouissance de Lucie. L’impuissance du père s’articule en ce point où la revendication phallique de cet objet n’a d’existence que de pouvoir être demandée à l’infini. Les partenaires étant en quelque sorte à l’image du père dont leur symptôme bien enkysté inscrit, à chaque fois en se répétant, en creux, la castration. Le père et donc les compagnons de son existence se font objets sacrificiels, la privant de l’appui qu’elle prend sur eux pour désirer. Or Justement Lucie qui a plusieurs cordes à son arc, comprend aussi qu’elle voulait bien être l’objet du désir du père mais ne veut pas être son objet de jouissance. La cure s’y est donc employée à défaire cette identification mortifiante au phallus défaillant du père. L’étape suivante (actuellement en cours) au-delà du phallus consistera à construire le symptôme. Pour cela il faut mettre à jour une face plus délicate à traiter : le ravage laissée en elle du désintérêt maternel pour elle.  Qu’est-ce qui pourrait dans ce cas faire limite à la jouissance qui souvent menace Lucie, sinon la construction qu’elle fait actuellement dans le travail thérapeutique de tenter de border ce trou trop réel, cette béance qui menace toujours de l’aspirer ? Dans ses rêveries revient souvent la crainte de perdre définitivement ses attraits féminins que l’alcool abime en elle. Comment cacher ce corps bouffi, nez et joues rouges, l’haleine et les cheveux devenus ternes ? Elle s’y invente des coiffures et des vêtements qui cachent son corps. Une question revient : qui pourrait s’intéresser à elle à 60 ans ? Un objet déchet qu’il faudrait couvrir pour le rendre désirable. Derrière i(a) qui voile la castration, l’objet a comme objet d’horreur, indicible. Comment pourrait-elle avoir accès à la jouissance phallique ? Comment quitter la position d’attente dans laquelle elle s’est toujours abimée pour affronter l’angoisse et le désir de l’Autre ? 

Résumons : Le premier pas a consisté à reconnaître la voie ouverte par l’identification au père, impuissant, enragé, désespéré à celle d’une jouissance qui s’accorde avec une privation de jouissance phallique. Il s’agit, à chaque fois pour Lucie, d’appréhender la castration en jeu tout en l’évitant. Elle le dit clairement : « les hommes ne satisfont pas mon désir mais ils sont quand même souvent là ! ». Au fond, si elle reste couchée sur le canapé à s’occuper du père, elle n’aura pas à s’occuper des hommes ! mais en même temps comme nous l’avons dit, « elle ne peut pas non plus rester là, pour lui ! ». Deuxièmement, le traitement que l’on pourrait appeler du ravage consister à faire émerger l’objet pulsionnel en cause dans cette histoire et l’en séparer. Il s’agit de faire apparaître en quoi le ravage est lié à l’objet pulsionnel irreprésentable pour elle. La demande insatisfaite à l’adresse de sa mère. Justement, ses propos au sujet de ses rêveries – les coiffures et les vêtements – éclairent la fonction du masque. C’est que la question du phallus ne recouvre pas toute la jouissance. Au-delà de l’enjeu phallique, il y a la pulsion scopique qui ne sait clôt pas. Lucie devine que ce semblant cerne le regard comme ce qui cause le désir du sujet dans le fantasme. L’effet du travail thérapeutique aurait pour objectif de resserrer les liens du sujet au fantasme qui soutient son désir tout en lui assurant une jouissance, afin de l’amener à y occuper une autre place, dans une issue cette fois-ci symptomatique. 

Façon de reconnaître qu’elle peut se loger dans ce semblant qu’est le voile féminin pour aborder le désir des partenaires, tout en restant pas-toute. Elle associe cette découverte aux questionnements sur le désir maternel. Sa mère insatisfaite suppliait son père de traiter son problème d’alcool. Devant son refus réitéré, elle a pris des nouvelles responsabilités dans son travail de cadre. Lucie a reconnu peu à peu que quelque chose travaillait sa mère, non pas un supposé évitement de ses tâches d’épouse ou de mère dévouée à ses filles, mais sa réussite professionnelle, d’une femme qui voulait initialement être infirmière mais qui a débuté comme employé à la poste et ensuite est devenue syndicaliste. 

Pour finir, Lucie aimerait s’offrir pour les prochaines années – certainement dans un autre lieu d’exercice professionnel – le luxe de traiter autrement son symptôme. Ancienne infirmière devenue cadre de santé, elle ne sait pas si elle pourra aller jusqu’au bout de ce projet mais ce qui compte pour elle actuellement, c’est de prendre la solitude du chemin pour trouver une sortie singulière, soit à l’hôpital ou dans le secteur privé ou comme le dit si bien Tchouang-Tseu : « quand la chaussure va, on ne pense pas au pied ». Lucie, le répète à sa manière : « On va bien, quand on ne pense pas à boire ! ».

 Note

(1) Lacan J., Séminaire, Le transfert, Livre VIII, 1960-1961, Seuil, Paris, 2001, p. 463